Saddek BENKADA, (2024). Les cimetières d’Oran : un aperçu historique des espaces funéraires de la ville. Oran : Éditions Al-Makhtout, 166 p.

Mohamed HIRRECHE BAGHDAD (Auteur)
133 – 135
Varia
N° 107 — Vol. 29 — 30/06/2025

Réunissant une vingtaine d’auteurs, essentiellement des historiens, ce livre, composé de sept parties, entend faire connaitre les différentes formes de la diplomatie culturelle déployée dans la région MENA depuis le 19e siècle. Dans l’introduction, L. Chantre, K. Mazari et A. Messaoudi privilégient l’approche d’histoire située, c’est-à-dire attentive aux cadres de pensée des acteurs
et aux modalités d’appropriation par les sociétés réceptives de la diplomatie culturelle.

La première partie, intitulée « Discours et pratiques de la diplomatie culturelle », commence par l’article de W. Guéraiche qui montre comment en France, dans les années 1990, s’est opéré le passage du concept de relations culturelles extérieures vers celui de diplomatie culturelle, marquant ainsi une nouvelle conception de la culture associée à l’influence économique. Dans la seconde contribution, L. Melon analyse la politique culturelle des Emirats Arabes Unis à partir du cas du Louvre Abu Dhabi, qu’elle qualifie de « musée miroir ». Contrairement aux musées axés sur
le patrimoine national local et destinés aux émiratis, celui du Louvre Abu Dhabi est plutôt destiné aux occidentaux en leur miroitant, à des fins géopolitiques, des images qui correspondent à leurs attentes. La seconde partie du livre s’intéresse au rôle joué par les organisations internationales dans la diplomatie culturelle. A. Nakhli aborde dans le premier article le projet de publication d’une série d’ouvrages sur l’art plastique arabe par l’ALESCO (Arab League Educational, Cultural and Scientific Organisation). Ce projet initié dans les années 1980, avait pour ambition de « véhiculer une image lumineuse et moderne du monde arabe », mais qui reste au final peu connu. M. Tedafi revient dans le second article sur le processus de création de l’Institut du Monde Arabe (IMA) entre 1974 et 1987 à Paris. Un processus innovant en matière de diplomatie culturelle française vis-à-vis les pays arabes, du fait que ceux-ci ont été invités à participer à son élaboration et à son fonctionnement.

Les contributions de la troisième partie retracent le parcours d’acteurs de la culture parallèle. En premier lieu, L. Haddag évoque la carrière de Victoire Ravelonanosy, une peintre d’origine malgache qui a vécu entre son île natale, la Tunisie et la France. En combinant des éléments artistiques des trois pays, cet artiste a activement promu l’art tunisien et africain à travers une diplomatie culturelle « sub-étatique ». En second lieu, M. Brunet s’intéresse aux tournées artistiques égyptiennes de Reynaldo Hahn, un des artistes français les plus influents de la première moitié du
20e siècle. Ces tournées, particulièrement celle de la grande saison lyrique de 1938, revêtaient selon l’auteur une grande importance aux yeux des diplomates français. M. Djedi, en troisième lieu, défend l’idée que les Mahragânât, un art subversif né dans la cité cairote et dont l’essor a été impulsé par les événements de 2011, sont les signes de l’émergence d’une contre-culture dans le contexte actuel. En dernier lieu, E. Giraudeau montre que la biennal d’art contemporain d’Istanbul représente, pour des acteurs privés, un moyen d’expression de conceptions pro-européennes différentes de celles du gouvernement.

La quatrième partie du livre est consacrée à l’archéologie en tant qu’enjeu diplomatique. À partir de nouvelles sources incluant des archives personnelles, F. Fradet revisite dans sa contribution la mission de négociation et d’envoi de l’obélisque de Louxor d’Egypte vers la France en 1830. Si le concours des diplomates dans cette mission a été important, Fradet souligne que celui des ingénieurs l’a été encore plus. C. Rosner explore dans son article les enjeux politiques et diplomatiques du musée archéologique de Palestine, renommé Rockefeller Museum après la défaite de 1967. L’histoire de ce musée révèle à la fois les enjeux des contextes de revendications nationalistes, de lutte contre les autorités mandataires et de la colonisation de la Palestine. La troisième contribution est centrée sur le site archéologique de
Dei-el-Medineh en Egypte, fouillé par le français Bernard Bruyère et son équipe entre 1920 et 1950. Selon l’autrice D. Delamare, les différents liens tissés entre les acteurs de cette mission archéologique et la population locale, représentent une forme de « diplomatie scientifique et culturelle française ».

La cinquième partie intitulée « Réalités d’une diplomatie éducative », commence avec la contribution de C. Le Bras, consacrée au parcours d’un conseillé culturel et professeur de lycée français en Turquie entre 1929 et 1955 : Camille Bergeaud.
La trajectoire de celui-ci met la lumière sur le rôle qu’il a joué, en tant qu’acteur agissant en marge de la diplomatie stricto sensu, dans la réadaptation des politiques culturelles françaises au contexte turque post-ottoman. La dernière contribution de cette partie est celle de H. Franc, qui questionne le rôle diplomatique des coopérants français en Algérie dans les années 1960. Souvent présentés comme attirés par un salaire important, ces coopérants ont plutôt aidé au maintien de la langue et de la culture française en Algérie, contribuant ainsi à une diplomatie parallèle.

« Circulations et appropriations transnationales des productions cinématographiques » est le titre de la sixième partie. Celle-ci commence par l’article de T. Richard sur l’image projetée de la Palestine sur les écrans du monde depuis la période mandataire. Cette image en mutation continue, de terre sainte à la résistance
et la Thawra (révolution), demeure coproduite par la diaspora palestinienne, les institutions étrangères et la multiplicité des sources politiques et esthétiques. C. Bouslimani analyse dans sa contribution la réception des séries télévisées turques en Algérie, en soulignant leur soft power par l’image positive qu’elles véhiculent de la Turquie.

La dernière partie est consacrée aux « Enjeux diplomatiques du statut et des droits des femmes ». Le premier article, de C. Cherih, aborde la question de la politique française de soutien aux droits des femmes en Tunisie. L’auteur remarque les limites de cette politique qui privilégie l’échelle locale et les actions à travers les ONG et les associations. Toujours en Tunisie, l’article de A. Denis montre comment la participation d’une forte délégation féminine au voyage du président Bourguiba dans plusieurs pays au cours de l’année 1965, répondait au désir de refléter l’image d’un pays moderne et progressiste et occultait en même temps les prémices d’un régime autoritaire.

Ce livre atteint bien son objectif, à savoir approcher la diplomatie culturelle à partir des acteurs et des sociétés réceptives. Les différentes contributions ont révélé une multitude d’acteurs, d’actions et d’institutions qu’il est tout à fait légitime de mettre dans la catégorie de diplomatie culturelle.

À ce titre, une conclusion générale qui cerne les contours de cette catégorie à partir de l’apport du livre, aurait été la bienvenue.

Marie BOSSAERT, Augustin JOMIER et Emmanuel SZUREK (dirs.), (2024). L’Orientalisme en train de se faire. Une enquête collective sur les études orientales dans l’Algérie coloniale. Paris : Éditions EHESS, 493 p.

Mustapha HADDAB

126-132

La publication de cet ouvrage constitue à plus d’un titre un évènement éditorial considérable. Il porte en effet sur un objet aux dimensions multiples, celui des conditions et des caractéristiques selon lesquelles s’est établi à Alger, en particulier depuis les années 1880 jusqu’à la fin des années 1920, à l’ombre et au service du pouvoir colonial, une institution de recherche, l’École Supérieure des Lettres, qui deviendra plus tard la Faculté des Lettres d’Alger. Cette institution a réussi à constituer une somme impressionnante (de connaissances, ethnologique, linguistique, etc.,) sur les populations algériennes y compris celles du Sahara. Le titre de cet ouvrage omet de mentionner que cette entreprise d’accumulation de connaissances sur ce pays dont la conquête avait commencé en 1830, s’était organisée et développée sous la direction d’un personnage à l’autorité incontestée, à savoir René Basset (1855-1924) qui, nommé chargé de cours en 1880 à l’École Supérieure des Lettres, succède en 1894 à Émile Masqueray, (1843-1894) à la tête de cette institution , puis occupe, jusqu’à sa mort, la fonction de doyen de la Faculté des Lettres d’Alger.
Ce livre est consacré pour l’essentiel à la vie et l’œuvre de René Basset.

C’est principalement à travers l’analyse méthodique de l’énorme correspondance entretenue par René Basset avec ses disciples, ses anciens élèves, ses collaborateurs et informateurs, des savants de plusieurs pays européens et aussi plusieurs membres de sa famille, que les auteurs de cet ouvrage se sont efforcés de décrire l’esprit et les méthodes de ce savoir orientaliste durant la période qui commence avec la nomination de Basset à Alger
et s’étend jusqu’à sa mort en 1924. Ce sont ainsi 50.000 pièces (lettres et cartes postales) qui ont fait l’objet d’un dépouillement systématique impliquant un labeur de longue haleine. C’est sur la nature essentiellement épistolaire des matériaux sur lesquels porte cette monographie consacrée à R. Basset et à sa famille, et sur les méthodes spécifiques qu’exige le traitement de ce type de matériaux, que repose l’originalité de ce travail.

La vie de Basset est indissociable de son parcours de chercheur et de gestionnaire, intégré au réseau administratif et militaire mis en place sur l’ensemble du territoire algérien. Descendant d’une famille de la région de la Lorraine ayant connu une importante ascension sociale, qui du statut de modestes commerçants
et artisans des grands parents de René Basset, a conduit le père de ce dernier, qui « a pu faire d’onéreuses études de droit à Strasbourg » au métier d’avocat puis de juge de paix. C’est ainsi dans une famille de notables que naît René en 1855, qui est tôt incité, en particulier par sa mère, à promouvoir le statut de sa famille et le sien. C’est en s’imposant un travail scolaire et universitaire intense, qu’il y parvient. Avant même de se rendre à Paris à 18 ans pour des études universitaires, Basset avait déjà appris un nombre inhabituel de langues, dont l’Arabe. « Lecteur omnivore, à 17 ans il se mit à l’étude de la grammaire arabe… »
(p. 74). Cette boulimie se poursuit à Paris, où il apprend ou s’initie à l’hébreu, le persan, le turc, le russe le berbère, et l’éthiopien.
« … je passe des poésies kabyles du Jurjura à la chronologie des rois éthiopiens » écrit-il dans une lettre à sa mère en juillet 1879. Basset. « Il publie dans le prestigieux journal Asiatique un article sur le dialecte Chelha du Maroc ». Le profil intellectuel de Basset s’accordait bien avec l’idéologie du régime politique français de la fin du XIXe siècle, républicain, impérialiste, et à tendance anticléricale.

René Basset est nommé chargé de cours à l’Ecole de lettres d’Alger en 1880 ; commence alors une longue carrière de chercheur orientaliste et d’administrateur disposant de larges pouvoirs sur l’ensemble des institutions éducatives progressivement mises en place par les instances coloniales. Ces institutions étaient toutes animées par le souci de soutenir le pouvoir colonial dans son entreprise de domination des populations algériennes et d’expansion de l’occupation de la totalité des territoires algériens. En 1894, Basset succède à Masqueray à la direction de l’Ecole des Lettres ; celle-ci devient Faculté en 1909, Basset en devient le Doyen. Il le restera jusqu’à sa mort en 1924.

Le travail de chercheur de René Basset a porté principalement sur des sujets de linguistique et de dialectologie ; en cette phase de main mise coloniale sur l’Algérie, la question de la connaissance des langues et des parlers des populations que l’on aspirait à assujettir, constituait l’une des principales préoccupations des administrateurs coloniaux. Cet intérêt pour la connaissance des langues locales se manifestait entre autres par le fait que, comme le disent les auteurs de cet ouvrage, « En Algérie colonisée, plusieurs carrières valorisent la connaissance de l’Arabe ou du Kabyle »
(p. 157).

On note que sur les 19 écrits mentionnés dans la bibliographie de René Basset figurant à la fin de l’ouvrage, 15 sont consacrés à des questions de linguistique et principalement à la linguistique des parlers berbères. » C’est aux parlers berbères qu’il (Basset) se consacre pour l’essentiel durant les deux décennies qui suivent son arrivée à Alger » (p. 325). La place très importante accordée aux études linguistiques dans l’Ecole d’Alger et en particulier à celle des parlers berbères et arabes, s’explique ainsi par la convergence du parcours universitaire de René Basset avec le besoin éprouvé par les agents de l’administration coloniale de maîtriser les langues locales. « L’apprentissage des parlers vernaculaires y (le terrain colonial maghrébin) est développé très vite pour les besoins de la conquête, et bientôt de l’administration française. » (p. 322). Des chercheurs éminents de l’Ecole des Lettres d’Alger avaient suivi des formations d’arabe, de berbère et de dialectes kabyles « …avant de rejoindre l’équipe de Basset où ils jouent un rôle actif dans la production de savants dialectologues » Le travail de Basset sur les parlers maghrébins ne s’exprime pas seulement à travers ses articles, mais aussi dans sa correspondance qui « … donne accès à la dialectologie en train de se faire » (p. 324), « …la correspondance de Basset offre une entrée dans la fabrique de la dialectologie coloniale. Elle permet de poursuivre, sur le versant linguistique et à partir de matériaux inédits, la réflexion engagée à propos de pratiques de terrain, en situation coloniale », notent les auteurs. (p. 324).

Pour réaliser ses programmes de recherche, Basset a suscité
la formation autour de lui un réseau de chercheurs dont certains ont fait de remarquables carrières. William Marçais, Edmond Doutté, Auguste Cour, Alfred Bel, ont ainsi publié de nombreux travaux sur les langues et les parlers algériens et parfois maghrébins, tout en conduisant des recherches dans d’autres disciplines. William Marçais est ainsi par exemple l’auteur de « Dialecte arabe de Tlemcen », (1902), ouvrage qui a bénéficié d’une réputation internationale.

Beaucoup de travaux de dialectologie ont été l’œuvre de chercheurs rattachés à la Médersa de Tlemcen, qui a constitué pour l’Ecole d’Alger un relais essentiel. Pour la région d’Alger l’un des principaux collaborateurs de Basset a été Joseph Desparmets. La médersa de Constantine a abrité des chercheurs, qui comme Motylinski, ont exploré le grand Sud de l’Algérie ». Le Sud algérien est le domaine des militaires, des officiers et des interprètes en poste dans la région, pour la plupart anciens élèves de Basset, qui y mènent des enquêtes. » (p. 331). Les travaux de recherche de Basset et de ses collaborateurs dans le Sud algérien, sont plus qu’ailleurs liés à aux besoins de l’armée française qui œuvrait durant cette période à parachever sa main mise sur les « Territoires du Sud ». Cette analyse de la correspondance de René Basset permet ainsi d’éclairer le lecteur sur les visées, les opinions et les méthodes de travail de nombre de chercheurs, qui se sont imposés dans le champ de l’orientalisme par des travaux qui présentent un intérêt considérable, et montrent la part délibérée qu’ils prennent dans le processus d’extension et de consolidation de la colonisation.

Les auteurs de cet ouvrage s’efforcent de tirer le meilleur parti de la correspondance de Basset pour, d’une part éclairer la nature de ses relations avec ses informateurs et les lettrés algériens
et, d’autre part pour étudier le fonctionnement des trois médersas d’Alger, de Constantine et de Tlemcen, et le rôle qui leur était dévolu.

Dans ce réseau de collaborateurs et d’informateurs, de René Basset, les Algériens sont peu nombreux. « … de mai 1903 à décembre 1906, notent ainsi les auteurs, … sur près de 3.000 lettres, seules 89 émanent de correspondants algériens, au nombre de 28… » (p. 249).

La plupart des intellectuels algériens en relation avec Basset sont liés à des institutions coloniales ; ils relèvent « … soit de l’Instruction publique, ou de l’Enseignement Supérieur, soit de la Justice et du culte musulman, soit enfin de l’armée » (p. 255). Parmi ces correspondants et collaborateurs de Basset quelques-uns ont fait des carrières remarquables et ont réalisé des travaux dont certains conservent encore aujourd’hui beaucoup d’intérêt. Il en est ainsi de Saïd Boulifa (1865-1931), Belkacem Bensdira
(1845-1901), Mohammed Bencheneb (1869-1929), Abdelkader Benchoaieb. Basset était également en relation avec plusieurs algériens occupant des fonctions diverses d’enseignants de collège ou d’école primaire, des mouderres, des khodjas de commune mixte ou des membres des personnels de mahakmas. Mais c’était principalement avec Boulifa, Bencheneb, et Bensdira, qu’il entretenait des relations de travail directes et suivies. Saïd Boulifa enseignait le Kabyle à l’École Normale d’Alger, et les parlers berbères à l’Ecole des Lettres ; Belkacem Bensdira enseignait l’Arabe parlé à l’Ecole des Lettres, Mohammed Bencheneb enseignait la langue et la littérature arabes à l’Université d’Alger. Les auteurs observent que les carrières relativement exceptionnelles accomplies par ces lettrés algériens s’étaient accompagnées chez eux, d’une certaine neutralité vis-à-vis de la colonisation ; « …ces Algériens notent-ils, sont d’autant plus facilement admis dans les arènes savantes de la colonie qu’ils ne manifestent aucun point de vue politique contestataire. En 1905, Boulifa juge ainsi « juste et énergique la terrible répression de l’insurrection de 1871, consonnant ainsi avec l’avis de son maître. » (p. 269).

Parmi ce petit groupe d’Algériens collaborant avec Basset et les chercheurs de l’École des Lettres, Mohammed Bencheneb se distingue par le nombre et la qualité de ses travaux ; ces derniers lui ont valu de faire non seulement une remarquable carrière en Algérie, mais aussi en dehors de l’Algérie, par sa participation à des congrès internationaux, ou ses relations avec de grands orientalistes, comme Goldziher. En 1920, il est élu membre de l’Académie de Damas. Tout en étant ainsi proche du réseau français d’enseignants et de chercheurs en Algérie, Bencheneb était également bien intégré dans l’élite des grandes familles musulmanes algéroises. « …il est perçu, notent les auteurs, comme un relais entre le monde du savoir européen et les élites lettrées locales » (p. 273).

Parmi les apports importants de ce travail, le moindre n’est pas celui que constituent les informations qu’il contient sur les médersas d’Alger, de Constantine et de Tlemcen. Le chapitre intitulé « La médersa française réformée de Tlemcen et ses usages (1895) », bien qu’il soit principalement consacré à l’analyse des échanges épistolaires entre Basset et les enseignants de la médersa de Tlemcen, comporte de très utiles informations sur les fonctions dévolues par l’administration coloniale à ces trois institutions, crées dès 1850, et destinées à former un corps d’agents algériens occupant des positions d’intermédiaires dans les secteurs de la justice, du culte et de l’enseignement .

René Basset voyait dans ces trois institutions des lieux à partir desquels, grâce aux enseignants qui y officiaient, pouvaient se développer les programmes de recherche de didactique, d’ethnologie et d’histoire qu’il animait depuis son poste de Directeur des Lettres, puis de Doyen de a Faculté des Lettres d’Alger. C’est ainsi, dans ce cadre, que des auteurs, dont certains ont acquis une réputation internationale, comme Maurice Gaudefroy Demobynes, William Marçais, Alfred Bel, Edmond Doutté ou Joseph Desparmet, ont exercé des fonctions d’enseignants et parfois de gestionnaires de ces trois établissements, et ont réalisé souvent grâce à des informateurs locaux des travaux qui s’inscrivent dans l’objectif du pouvoir colonial de mieux connaître pour mieux dominer.

Pour consolider son emprise sur la population algérienne, l’administration coloniale a eu besoin de comprendre les langues utilisées par les Algériens, c’est-à-dire l’Arabe classique, et surtout les variantes de l’arabe parlé et celles du Berbère. C’est pourquoi les études de dialectologie, conduites par l’École des lettres d’Alger, ont bénéficié de la part des dirigeants de cette administration d’un fort soutien. « L’apprentissage des parlers vernaculaires y (le terrain colonial maghrébin) est développé très vite pour les besoins de la conquête et bientôt de la de l’administration française …dans les années 1840, des manuels
et des lexiques d’Arabe sont ainsi publiés en nombre ». (p. 322). Les manuels d’Arabe de J. Desparmet et de Berbère de Saïd Boulifa, publiés au début du siècle, constituent un modèle du genre. En raison de la formation de linguiste qui avait été la sienne avant même sa nomination à Alger, René Basset a vu son statut dans l’institution universitaire algéroise atteindre vite un haut niveau, parce qu’il répondait parfaitement à cette stratégie de connaissance
et d’instrumentalisation linguistiques. « …vers 1900, écrivent les auteurs, Basset et son école sont engagés dans l’inventaire de l’ensemble des parlers d’Afrique du Nord, arabes et berbères… » (p. 327).

Le soin avec lequel Basset a suivi les travaux de Charles de Foucauld sur les parlers touarègues, est une manifestation de son grand dessein de constituer une dialectologie d’une valeur scientifique internationalement reconnue, et portant sur l’ensemble des parlers arabes et berbères de l’Afrique du Nord. L’ambition de René Basset a ainsi été double : il visait aussi bien à fournir à l’entreprise de colonisation le savoir linguistique et anthropologique qui lui était nécessaire, qu’à promouvoir la linguistique et la dialectologie édifiées au sein de l’École d’Alger, au niveau d’un corpus scientifique mondialement reconnu. « La correspondance entre le religieux (Charles de Foucauld) et l’orientaliste (René Basset) s’inscrit dans un contexte à la fois savant et colonial […] Relue de son point de vue, (celui de Basset), l’activité linguistique du missionnaire, loin d’apparaître comme l’imitation géniale d’un marginal, prend sens au sein d’une logique religieuse militaire
et scientifique. » (p. 353-54).

Le chapitre de cet ouvrage, consacré à l’action de Foucauld et à ses relations avec Basset, montre avec beaucoup de précision, comment le travail linguistique de Foucauld était étroitement lié aux activités de l’armée française, qui progressait dans sa conquête de l’ensemble du Sahara. Les auteurs montrent ainsi dans ce chapitre que Charles de Foucauld a mené une part importante de ses travaux sur les parlers touarègues, en collaboration avec Motylinski, directeur de la médersa de Constantine, ancien interprète militaire « …qui a côtoyé Foucauld et Laperrine au sein de son régiment en 1881… » (p. 357).

La vie et l’œuvre de René Basset, telles qu’elles sont décrites dans cet ouvrage, principalement à travers sa correspondance, apparaissent ainsi comme exemplaires de la production intellectuelle de l’orientalisme aussi bien celui qui s’est développé à Alger que celui qui a eu cours dans tout l’Occident, organiquement lié aux opérations de domination et de colonisation européennes. Il a dû souvent s’astreindre à constituer des connaissances scientifiquement fiables, en raison même de l’obligation qui lui était faite de répondre aux besoins stratégiques ou administratifs des colonisateurs; pour utiliser ces travaux, il faut séparer le bon grain qu’ils peuvent contenir, de l’ivraie qui y abonde.

Saddek BENKADA, (2024). Les cimetières d’Oran : un aperçu historique des espaces funéraires de la ville. Oran : Éditions Al-Makhtout, 166 p.

Mohamed HIRRECHE BAGHDAD

133-135

Saddek Benkada, est socio-historien, chercheur associé au CRASC. Il a été maire d’Oran (2007-2010). Son dernier ouvrage, Les cimetières d’Oran, constitue un apport à l’histoire urbaine algérienne, en proposant une analyse historique et sociologique approfondie des espaces funéraires de la ville d’Oran. Ce travail prolonge les recherches engagées par l’auteur depuis plusieurs années sur l’évolution du paysage urbain oranais et les formes de mémoire qui s’y inscrivent. L’ouvrage est composé de quatre chapitres.

Le premier chapitre, portant sur les cimetières musulmans, constitue le cœur de l’ouvrage en explorant la multiplicité
et l’évolution des cimetières musulmans d’Oran depuis l’époque précoloniale. L’auteur commence par localiser les premiers lieux d’inhumation, notamment lors de l’arrivée des Espagnols en 1509, et relève des indices archéologiques liés à des champs de bataille entre les Algériens et les Espagnols. Il aborde ensuite une série de cimetières emblématiques de la ville d’Oran: Sidi el-Ghrib,
Sidi el-Houari, ou encore les cimetières des Tolbas et des Noirs, témoins de la diversité religieuse et sociale. Le livre met la lumière aussi sur les cimetières ibadites, analysés en lien avec leur ancrage doctrinal. L’approche chronologique met en exergue la mutation des pratiques funéraires sous la pression de l’urbanisation et des transformations politiques. Dans le deuxième chapitre, sur les cimetières chrétiens, l’auteur s’intéresse à la configuration et à l’histoire de ces cimetières, en particulier depuis l’époque coloniale. Il revient sur le cimetière du Caroubier, hérité de l’occupation espagnole, puis s’attarde sur les réponses funéraires face aux épidémies du XIXe siècle, notamment le choléra. Les cimetières militaires et ceux liés aux catastrophes révèlent des usages spécifiques du sol urbain. Il est aussi question du cimetière américain dans le quartier du Petit-Lac, devenu cimetière militaire français, et du cimetière des marins de Mers-el-Kébir. Cette partie montre comment les contraintes sanitaires, militaires
et mémorielles ont façonné l’organisation des lieux d’inhumation chrétiens à Oran. Le troisième chapitre consacré au cimetière israélite, plus resserré, offre un éclairage sur les pratiques funéraires de la communauté juive d’Oran. Il évoque d’abord le premier cimetière israélite, existant avant 1708, puis s’intéresse à celui établi en 1801, toujours en usage. L’auteur retrace l’histoire de ces lieux à travers les ruptures politiques et les déplacements imposés par l’urbanisation. L’introduction d’un carré militaire dans le cimetière israélite témoigne d’une reconnaissance officielle des morts juifs ayant participé à des conflits. Ce chapitre permet d’appréhender l’intégration de cette communauté dans l’espace urbain oranais et sa gestion différenciée des morts. Dans le dernier chapitre sur les « Inhumations des membres des familles notables d’Oran » », Saddek Benkada examine les liens entre pouvoir social et sépulture. En étudiant les tombes des grandes familles oranaises, il démontre que la topographie funéraire reflète l’organisation sociale. Il revient sur plusieurs cimetières (Sidi el-Filali, Sidi
el-Ghrib, Sidi el-Hasni, Moul el-Douma), en mettant en évidence les critères de distinction dans les pratiques d’inhumation.

Cet ouvrage est enrichi par un tableau qui synthétise la répartition des sépultures en fonction des appartenances, confirmant que la mort, tout comme la vie, reproduit les rapports sociaux. Ce chapitre croise sociologie, anthropologie et histoire dans une approche rigoureuse de la stratification post-mortem.

Ce livre est enrichi par des éléments paratextuels. L’auteur apporte des données topographiques précises sur les cimetières, qu’ils soient encore existants ou non. Il propose aussi des plans de localisation en lien avec l’évolution du paysage funéraire d’Oran dans sa dimension spatiale et historique. Une table des plans vient compléter cet appareil documentaire. Ces annexes offrent une base précieuse pour les futures recherches. L’ensemble est soutenu par des sources référencées, une bibliographie exhaustive et un index facilitant la navigation dans l’ouvrage.

Dans Les cimetières d’Oran, Benkada adopte une démarche rigoureuse de repérage, de documentation et de contextualisation historique des lieux de sépulture à Oran. En articulant archives, témoignages, iconographie et travail de terrain, il constitue une cartographie inédite des cimetières de la ville. Il y examine à la fois les cimetières publics et privés, les espaces funéraires musulmans, chrétiens et juifs, les sanctuaires, les lieux de sépulture des notables, les cimetières familiaux, et ceux liés à des événements ou des pratiques spécifiques comme les chouhada ou les Ibadites. La richesse de l’analyse réside dans l’attention portée à la diversité des pratiques funéraires, mais aussi dans l’interprétation des évolutions morphologiques de ces espaces. Autrefois situés en périphérie, souvent organisés autour de mausolées circulaires, les cimetières sont désormais intégrés à l’espace urbain. Les formes de l’inhumation se sont normalisées, et les distinctions doctrinales ou sociales tendent à s’effacer au profit d’une organisation commune. Ce processus d’urbanisation a conduit à la désaffectation de certains cimetières, voire à leur disparition. L’ouvrage s’attarde aussi sur les enjeux fonciers, sociaux et politiques que soulève la question des cimetières. Ces espaces ne sont pas de simples lieux de repos éternel : ils sont chargés de mémoire, porteurs de récits individuels et collectifs. À travers l’étude des stèles, des épitaphes, des localisations et des formes architecturales, Benkada reconstitue une histoire sociale d’Oran depuis l’époque espagnole jusqu’à la période contemporaine, en passant par les périodes ottomane
et coloniale.

Les travaux anthropologiques, notamment ceux de Louis-Vincent Thomas, considèrent les cimetières comme des lieux vivants, porteurs de sens, de symboles et de pratiques. Dans le monde musulman, les cimetières tendent aujourd’hui à être réinvestis comme « jardins mémoriels », dans un mouvement qui conjugue spiritualité, esthétique paysagère et conscience patrimoniale. À cet égard, l’étude de Benkada s’inscrit dans les tendances contemporaines qui considèrent les cimetières comme des « musées à ciel ouvert », en appelant à leur protection, leur conservation et leur valorisation comme éléments constitutifs de la mémoire urbaine.

En conclusion, avec Les cimetières d’Oran, l’auteur a réussi à transformer un objet souvent marginalisé (le cimetière) en une étude des dynamiques sociales, politiques et mémorielles de la ville d’Oran. L’ouvrage s’adresse à un public savant de chercheurs, mais aussi aux acteurs du patrimoine, aux urbanistes et à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des lieux et à la transmission des mémoires. Il constitue ainsi, sans doute une référence dans le champ des études sur la ville d’Oran.

Citer cet article

HIRRECHE BAGHDAD, M. (2025). Saddek BENKADA, (2024). Les cimetières d’Oran : un aperçu historique des espaces funéraires de la ville. Oran : Éditions Al-Makhtout, 166 p.. Insaniyat - Revue algérienne d'Anthropologie et de Sciences Sociales, 29(107), 133–135. https://www.insaniyat.crasc.dz/fr/article/saddek-benkada-2024-les-cimetieres-doran-un-apercu-historique-des-espaces-funeraires-de-la-ville-oran-editions-al-makhtout-166-p