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Les graffiti comme rhétorique de contestation. Le hirak du Rif


Insaniyat N°s85-86| 2019 |Les graffiti en Afrique du Nord : les voix de l'underground| p.113 -130 | Texte intégral 



Salaheddine BELARBI*Université Mohammed Premier, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Laboratoire patrimoine culturel et développement, 60 000, Oujda, Maroc.

* L’auteur tient à remercier le coordonnateur de ce numéro et les évaluateurs anonymes pour leur lecture attentive et leurs judicieux commentaires. Cet article doit beaucoup à leurs remarques et à leurs suggestions.


Marginalisée et persécutée dans les décennies passées, la région du Rif est qualifiée de « partie du royaume traditionnellement frondeuse » (Dalle, 2004, p. 37). Considérée comme « Bled el-Siba[1]», elle faisait partie, en fait, du « Maroc inutile[2] » par rapport au « Maroc utile », distinction faite par la colonisation.

En 2016, cette région a connu des contestations populaires de grande ampleur où les revendications d’ordre socio-économique se sont mêlées aux exigences culturelles et politiques. Le mouvement populaire du Rif, appelé hirak, a été, en effet, capable de mobiliser sur le terrain de l’action collective un grand nombre de personnes autour des revendications. Le hirak des Rifains est aussi « appuyé par une solidarité nationale » (Bendjelloun, 2018, p. 92). Cette mobilisation a été le résultat d’un discours persuasif, souvent, engagé dans la défense des intérêts communs des habitants, victimes de marginalisation et de stigmatisation.

Pour faire entendre la voix et les revendications du hirak aux autorités marocaines, il fallait recourir à divers répertoires d’action collective et opter pour de nombreuses formes de protestation, parmi elles, les inscriptions murales. En effet, une fois les manifestations interdites et les rassemblements prohibés, les graffiti devenaient une des expressions de lutte privilégiées du mouvement contestataire. Ces écrits muraux, bien qu’ils soient éphémères, contiennent en germe une richesse discursive certaine. Ils reflètent les réactions des protestataires envers les pouvoirs publics, leurs revendications socio-économiques, leurs préoccupations actuelles et leurs représentations du passé. La dimension contestataire et militante des graffiti matérialise la position critique de la société rifaine envers les pouvoirs publics et englobe tous genres de réclamation. En gravant les slogans sur les murs, les protestataires du Rif diffusaient non seulement leurs messages et revendications, mais ils marquaient également leur existence et leur singularité.

Cette analyse ne se réduit pas uniquement à l’usage des procédés rhétoriques destinés à intensifier l’expressivité des écrits, elle montre aussi la nature des moyens que mobilisent les graffiti pour parvenir à ses fins de persuasion. Ainsi, notre travail relève d’une hypothèse selon laquelle l'efficacité des écrits muraux du hirak du Rif prend sa source dans la mobilisation particulière de l’éthos et du pathos, considérés comme caractéristiques génériques du discours protestataire. Ce faisant, nous avons pour objectif de montrer comment, à travers un éventail de procédés langagiers, particulièrement les figures du discours, qui baignent dans l’émotion et revêtent l’image de l’énonciateur, les graffiteurs cherchent à atteindre leur but, à savoir provoquer une adhésion du récepteur aux idées exposées.

Pour visualiser cette rhétorique de la contestation inhérente aux graffiti du hirak rifain, nous avons effectué une analyse qui évoque dans un premier temps la place des graffiti marocains dans la littérature en essayant de montrer leur importance dans les pratiques contestataires. Nous nous sommes intéressés, dans un second temps, à l’étude des principaux traits rhétoriques des graffiti protestataires, à l’identification des figures rhétoriques les plus fréquentes dans les graffiti et à la façon avec laquelle ces procédés langagiers combinent éthos et pathos.

Pour mener cette étude, nous nous sommes appuyés sur un corpus d’énoncés recueilli dans la région du Rif. Il comporte 17 occurrences d’inscriptions introduites en arabe « institutionnel » et en arabe marocain, provenant de nos photos personnelles ainsi que des recherches sur le web particulièrement dans les réseaux sociaux. Le nombre d’occurrences soulève quelques commentaires et nous conduit à poser une question importante : faut-il réunir tous les graffiti parus au cours de la période de protestation ? En fait, cela s’avère impossible, car de nombreux slogans réalisés ont été effacés par les autorités.

Les graffiti et les mouvements de contestation au Maroc

Le graffiti est considéré comme un fait social, ce qui lui confère un rôle indispensable dans l’affirmation politique et identitaire des mouvements protestataires et dans la mise en évidence de leurs revendications. Il représente un moyen d’action qui peut être utilisé par les mouvements sociaux. Pour cerner la question des graffiti protestataires du hirak rifain, il s’avère essentiel de traiter deux éléments importants relatifs à l’état de cette pratique au Maroc et au rôle qu’elle joue dans les mouvements de contestation.

La pratique du graffiti est au centre d’un nombre important de recherches accomplies dans différents contextes. Ces dernières ont jeté un éclairage sur cette pratique sociale longtemps reléguée au second plan y compris dans la sphère académique. Dans le sens commun, cette pratique est rarement présentée comme une forme d’expression politique, identitaire, esthétique ou artistique. Brassaï considère le graffiti « comme une forme d’art brut, primitif, éphémère » (Gré, 2015, p. 11). Le graffiti est également approché du point de vue des modes de pensée et des représentations sociales. C’est sous cet angle que Botero (2010) présente le graffiti comme :

« une voie pour l’expression artistique, un moyen d’affirmation identitaire des groupes sociaux ou des individus, une solution pour la promotion publicitaire de certains produits culturels, ainsi qu’un support pour faire passer des messages politiques qui seraient aussitôt censurés dans les médias traditionnels à cause de leur contenu contestataire » (Botero, 2010, p. 211).

Cette pratique devenait également une forme « d’écriture exposée déviante » (Petrucci, 1993, p. 58), pour s’adresser aux autorités et pour militer contre le régime politique.

Dans le contexte maghrébin, les graffiti constitue un champ de recherche émergent. Nombre de travaux de recherche réalisés jusque-là les abordent sous l’angle de la sociolinguistique et de l’analyse du discours, comme en témoignent ceux menés en Algérie par Dourari (2002), Ouaras (2012, 2015, 2018a, b) et autres.

Au Maroc, le graffiti demeure un terrain en friche et un peu dans l’ombre sur le plan de la recherche empirique. En effet, rares sont les recherches à s’être penchées sur ce mode d’expression dans le contexte marocain. Parmi elles, on peut citer le travail récent de Cléo Marmié (2019), qui vise à analyser cette pratique, déchiffrer ses intentions et ses dynamiques. Elle décrit le street-art comme un art où se cristallise un certain nombre de tensions et de rapports sociaux, qui font de lui un sujet polymorphe, difficile à appréhender au prisme d’un regard unifiant. À ce propos, elle écrit :

« Le street-art au Maroc se révèle donc un art de conflictualité, traversé de rapports de force dont les enjeux de pouvoir sont en perpétuelle renégociation. Se tenant à la lisière du tolérable, de la légitime et du colonial, le street-art, au Maroc comme ailleurs, se caractérise par l’oscillation incessante qu’il opère entre pratique subversive et pratique subvertie, entre art vandale et art vendu, entre revendication postcoloniale et praxis dominée - sans que rien ne laisse présager de ce qui l’emportera sur l’autre » (Marmié, 2019, p. 12).

Bien qu’il soit une pratique inédite et hybride, le street-art marocain manifeste son identité créative et artistique à travers des productions formelles et esthétiques exposées dans différents espaces, et réalisées par diverses techniques, notamment la prise de vue photographique. Par ailleurs, l’art urbain marocain revêt un aspect ludique et conciliant qui « finit par absorber totalement ses dimensions tragiques et contestataires » (Ibid., p. 8). Cette approche adoptée donne la possibilité aux graffeurs de profiter largement de l’espace public et privé offrant ainsi une visibilité accrue et une valeur marchande à leurs réalisations artistiques.

Loin d’être engagé dans une posture critique envers le régime politique, le street-art marocain peut être perçu comme un mode d’expression artistique, un marqueur d’identité ainsi qu’un moyen pour faire passer des messages publicitaires.

Dans un contexte de tensions politiques, économiques, sociales accentuées par la mainmise de l’État sur les médias, les graffiti semblent être l’un des moyens les plus utilisés par les mouvements sociaux, les partis politiques ou tout autre organisation qui désire protester sur un territoire donné. En dépit de leur illégalité, ils sont omniprésents dans les mobilisations collectives.

L’intérêt pour les tags de protestation ne s’est vraiment manifesté qu’à partir du milieu des années 1980. Depuis cette époque, de nombreux travaux ont tenté d’approcher les graffiti comme des outils de contestation et d’en faire un véritable sujet d’analyse, conceptualisé et problématisé. Grâce à ces études, le graffiti prend une autre ampleur et révèle une visée contestataire longtemps omise par les chercheurs. Ces contributions cherchent donc à faire sortir ces tags de leur cercle circonscrit pour gagner de nouveaux horizons. L’ensemble de ces travaux souligne l’importance des graffiti dans la mise en place d’un imaginaire protestataire et met en évidence les motifs des contestations ainsi que leur caractère militant à travers le dispositif émotionnel et rationnel qu’ils contiennent.

Les formes d’expression utilisées par les mouvements protestataires mobilisent des mots, des symboles et des images. Elles alimentent aussi la formation du sentiment contestataire et véhiculent divers messages de protestation. L’écrasante majorité de ces graffiti sont subversifs, percutants et enfreignent l’interdit. Leur force se situe dans le fait qu’elle conjugue espoir et revendications sociopolitiques. Sur le plan pragmatique, ces écrits muraux ont cette particularité de fonctionner le plus souvent sur le mode de l’implicite. En effet, les slogans écrits sur les murs comportent « une invitation à la réflexion critique sur les sujets qu’ils énoncent, tout en les dénonçant. Ces visuels incitent donc à la réflexion comme voie indépassable de l’affranchissement, de l’autonomie et de l’émancipation » (Botero, 2010, p. 211). En outre, les graffiti contestataires donnent une nouvelle existence à l’espace public envisagé comme un espace de dialogue et d’interaction. Souvent anonymes, ces expressions graphiques sont considérées non seulement comme des outils de promotion culturelle, mais aussi comme des marqueurs identitaires.

L’ensemble de ces caractéristiques met en relation les graffiti de protestation et les associe étroitement à l’idée de « lutte » et de « combat ». Il n’en demeure pas moins que ces outils offrent une gamme intéressante d’options aux militants et aux militantes des mouvements protestataires. Ils ont montré à plusieurs reprises leur efficacité dans les mobilisations contestataires. Dans le cas du hirak rifain, les manifestations pacifiques ont défié le pouvoir par des graffiti tranchants et des énoncés éloquents et révélateurs de la nature du régime. Ces graffiti mettent en mots et en signes l’histoire tragique de cette région du Maroc. Les slogans relayés par le graffiti rifain ont très fortement marqué le hirak en illustrant la force du mouvement et son potentiel dans la mobilisation des populations locales.

La visée rhétorique des graffiti contestataires du hirak rifain

Le discours protestataire correspond au genre dit délibératif. Il a pour objectif de faire connaitre les intérêts des militants et/ou à critiquer les politiques des adversaires, donc intimement lié à l’action. En effet, le but des graffiti des mouvements de protestation est non seulement de pouvoir persuader les récepteurs, mais aussi de les mobiliser dans les actions de contestation. Les écrits muraux ne sont pas envisagés sur le plan de la raison, mais sur celui de l’impact. C’est pour cela qu’ils se servent de différents aspects rhétoriques en vue d’augmenter et de renforcer leur impact auprès de la réception. Nous allons donc étudier ces énoncés écrits pour déchiffrer les mécanismes rhétoriques qui accordent à ces formules un pouvoir persuasif. Pour ce faire, nous allons d’abord examiner les traits essentiels de la rhétorique tels que la brièveté, la structure et la sonorité. Ensuite, nous allons identifier quelques figures du discours et voir leurs fonctions argumentatives dans les slogans ainsi que leur rôle dans la construction de l’éthos et du pathos.

Les traits de la rhétorique dans les graffiti contestataires

Suite au hirak du Rif, un grand nombre de graffiti a émergé dans l’espace public rifain en prenant des formes différentes : dessins, caricatures, portraits, symboles ou énoncés linguistiques. Ces graffiti ont pris possession de divers lieux de la région : Al-Hoceima, Imzouren, Beni Bouayach et Ajdir. Nombre d’entre eux furent réalisés dans des places publiques et sur les murs des quartiers marchands et peuplés. Les actes d’écriture sont devenus des pratiques popularisées dans la mesure où ils ont reconquis la plupart des rues en investissant massivement les places publiques. Cette pratique langagière est explicitement adressée à un public, leur influence visuelle n’est pas négligeable. Elle vise à attirer l’attention du récepteur et à le faire agir. Le graffiti revendicatif peut, en effet, se définir sur un plan pragmatique, comme un acte de langage visant à persuader et à justifier un comportement. « Le monde de la rhétorique est celui de la vie, du mouvement, du déplacement, des communications et des rapports sociaux » (Molinié, 1992, p. 5).

Le slogan revendicatif se caractérise par des traits essentiels de la rhétorique : la brièveté, l’appel à la mémoire et la sonorité. Avec une rare économie de mots, ces écrits tracés expriment des choses essentielles. En effet, ils mêlent à la fois des revendications (Libérez les prisonniers السراح للمعتقلين), des slogans hostiles à l’État برا يطلع المخزن (Makhzen[3] dégage), des dénonciations (Non à la militarisation du Rif الريف لا للعسكرة), des appels (Al-Hoceima en dangerالحسيمة في خطر), etc. Nous remarquons qu’une partie des slogans obéissent à des « schémas préétablis qui fonctionnent comme des matrices : “X, non non non, Y oui oui oui”, “X avec nous”, “non à X”, etc. » (Grinshpun, 2009). Trois d’entre-deux sont les plus utilisés, comme en témoignent les extraits suivants .

Figure 1

 

X en + Nom : Al-Hoceima en danger الحسيمة في خطر  

Non à X : Non à la militarisation du Rif الريف للعسكرة لا

X = Y : Nous sommes tous des prisonniersمعتقلين   كلنا

Il ressort clairement de ces exemples que ces schémas sont nécessaires, d’un côté pour renforcer la réussite verbale des slogans, de l’autre, pour permettre aux militants de montrer leur compétence discursive et leur attachement aux traditions de protestation.

En outre, ces écritures murales ne sont pas nécessairement des phrases complètes au sens syntaxique. Elles peuvent se limiter à un groupe d’énoncés tels الريف عاش «Vive le Rif», ou à un syntagme isolé مو طحن «Broie-sa mère», voire à un mot unique الحكرة (désigne un mélange de douleur et de frustration née de l’injustice). Elles forment un tout susceptible de prendre son autonomie. Elles deviennent des « phrases sans texte », des « énoncés détachés », pour reprendre les expressions de Maingueneau (2012, p. 12).

Figure 2

Par leur concision, les écrits muraux visent la mémoire de ceux auxquels ils s’adressent. Les slogans laissent dans l’esprit du récepteur non seulement les traces des points de vue, des idées, des modes de représentation, mais aussi l’impact discursif des mots utilisés. Leur force ne tient pas uniquement à leur brièveté, mais également à leur sonorité. En effet, les jeux sonores (allitération, rime, rythme) singularisent le message du signifiant et rendent le slogan beaucoup plus percutant discursivement. Dans l’exemple suivant الموت ولا المذلة « la mort plutôt que l’humiliation », la récurrence de sons «م» ainsi que la rime «ت » alimentent l’harmonie du slogan et renforcent l’union de ses composants. Sans la dimension poétique, le slogan ne progresse pas et peut difficilement être mémorisé. D’autre part, ces formules brèves frappaient dans la mesure où elles signifient plus qu’elles semblent dire des choses. Par leurs qualités, ils sont capables d’exprimer « entre les lignes plus que dans ce qu’ils posent explicitement ». (Domínguez, 2005, p. 268). La signification des slogans est presque toujours opérationnelle. Ces formes concises contiennent des instructions implicites (figure 3) برا يطلع المخزن « Makhzen dégage », ou prescrivent des comportements ou des attitudes لا للاعتقالات والاختطافات « Non aux arrestations et aux kidnappings ».

Figure 3

Généralement, l’objectif de ces graffiti revendicateurs est « de faire état d’une émotion « contre », d’appeler à la mobilisation et de faire pression sur son opposant, le tout de manière à marquer l’esprit, tant par le fond que par la forme du message. » (Barbeau, 2017, p. 3). Les inscriptions griffonnées sur les murs s’imposent donc comme des slogans frappants et attrayants qui visent à persuader le récepteur, par les éléments formels ou émotionnels qu’ils comportent.

Les figures de style dans les graffiti de contestation

Quand on observe de près les slogans écrits du hirak rifain, on est frappé par la diversité des figures utilisées. Ces dernières ne sont pas seulement une source d’embellissement du langage contestataire, mais une façon de regarder les choses et de faire voir la réalité d’une manière différente. Elles servent également comme des arguments : « il est évident que la manière de présenter les faits est déjà, en soi, un argument » (Reboul, 2001, p. 67). En se référant aux traités de rhétorique classique[4], on distingue plusieurs catégories de figures : figures de sens, figures de pensée, figures de construction, figures de mots. Les figures de sens ou les tropes « sont des figures par lesquelles on fait prendre à un mot une signification qui n’est pas précisément la signification propre de ce mot » (Dumarsais, 1977, p. 8). Les figures de pensée sont :

« Des figures dans lesquelles le rapprochement des mots, donc la création du sens, s’opère grâce à la médiation de connecteurs logiques, notamment les conjonctions. D’une certaine manière, ce sont des formes d’argumentation qui permettent ici de rapprocher le sens des mots, ce qui a pour effet de créer des significations nouvelles ». (Fortin, 2007, p. 126).

Les figures de construction concernent la forme de la phrase afin de créer leurs effets. Elles peuvent être fondées sur la répétition ou la permutation. Quant aux figures de mots, elles s’intéressent à la forme des mots et jouent avec le matériel phonique et morphologique de la langue. Les figures rhétoriques, quant à elles, sont l’un des auxiliaires les plus précieux du slogan contestataire. Ces instruments de persuasion ont pour but de « graver le discours dans la mémoire des auditeurs, donner un corps aux arguments abstraits, orner le discours pour plaire, lui donner de la force pour émouvoir » (Tamine, 2011, p. 129). La plupart des slogans protestataires se caractérisent par la présence d’un processus rhétorique sous-jacent. Selon Domínguez, le slogan « doit cacher l’emploi des figures, le propre d’un slogan est la manière dont il dissimule la figure » (2007, p. 275). Cette présence implicite rend plus difficile l’atteinte d’une compréhension approfondie de leur sens. Ce qui oblige le lecteur à percevoir les rapports sémantiques à la base des rapprochements. En plus, l’argumentation des figures ne devrait pas uniquement emporter l’adhésion des esprits, mais aussi remuer les cœurs. Ainsi, l’éthos et le pathos se trouvent étroitement imbriqués dans le slogan contestataire. C’est dans l’espace de l’interaction de ces deux dimensions que se trouve « le recours à l’emploi de diverses figures dont les fonctions, décorative ou argumentative, dépendent du contexte et de la situation de communication » (Amossy, 2016, p. 245).

Par ailleurs, il y a autant de figures qu’il y a de manières différentes de détourner et de modifier le sens d’un mot ou d’une expression. En dépit de leur nombre considérable, certaines figures restent plus fécondes et abondantes que les autres. En examinant des données constituées, on remarque que certaines figures sont largement exploitables pour la production de slogans.

L’ironie est l’une des figures utilisées dans les slogans écrits du hirak rifain. Cette figure consiste à dire les réalités par leurs opposés. Elle joue sur des choses tacites, sur l’écart entre l’apparence et la réalité. Nous la retrouvons dans l’exemple suivant (figure 4): مو طحن « Broie sa mère ». Ce graffiti polémique fait référence au décès tragique de Mohcine Fikri, un vendeur de poisson mort broyé dans une benne à ordures à Al-Hoceima alors qu’il tentait d’empêcher la destruction de sa marchandise saisie par la police. Il est à l’origine du déclenchement du mouvement populaire hirak du Rif. Dans ce slogan, il est fait usage d’un verbe comportant un sens dynamique طحن « broyer » pour mentionner une réaction humaine. Le slogan matérialise et critique le recours à la force de la part du Makhzen envers les manifestants, en exhibant son caractère violent et absurde.

Figure 4

L’ironie est issue d’un décalage entre l’acte d’exécution et la raison qui le sous-tend. L’énonciateur nous fait comprendre, sans le dire, que le Makhzen doit répondre aux revendications sociales, économiques et politiques des manifestants. L’ironie stimule donc la réflexion sur les problèmes d’une région historiquement marginalisée. Elle permet de tourner en dérision les responsables de la crise du Rif. D’autre part, cette image véhiculant une charge ironique distille des signes de plus en plus nets des fractures opposant la région du Rif à l’administration centrale. L’ironie vise également à éveiller le pathos chez le récepteur en faisant en sorte que ce dernier s’imagine à la place de la victime et subir le même sort qu’elle. Ce changement imaginatif de rôle fait vibrer la compassion, l’exaspération, l’indignation du récepteur auquel est adressé le graffiti.

Le slogan protestataire entretient indéniablement des liens étroits avec la métaphore qui désigne « une chose par le nom d’une autre ayant avec elle un rapport de ressemblance » (Reboul, 2001, p. 127). Elle est souvent considérée comme la « Figure reine » de la rhétorique en raison de la concentration de significations qu’elle permet. Contrairement à la comparaison, elle cherche une fusion ou un rapprochement entre deux termes, sans la médiation des outils syntaxiques.  L’usage du slogan est potentiellement métaphorique comme en témoigne l’exemple qui suit (figure 5) : الزفزافي ناصر كلنا « Nous sommes tous Nasser Zefzafi[5]». C’est une formule de soutien et de solidarité avec la figure de proue du hirak rifain, Nasser Zefzafi, à la suite de son arrestation et son emprisonnement. D’après ce message, les habitants de la région sont du côté du leader du mouvement de protestation (ou, au mieux, ses principes) et contre la politique menée par le Makhzen dans le Rif. Ce slogan est aussi un appel à la solidarité de la population avec l’activiste Nasser Zefzafi qui symbolise la communauté rifaine tout entière. L’emploi métaphorique du nom propre [ناصرالزفزافي] garantit sa propagation. Il ancre l’énoncé dans un espace intemporel réduisant à néant les dissensions du présent et du passé, et devient en quelque sorte porteur de valeurs positives dans l’imaginaire des individus. Le rôle argumentatif de la métaphore est également d’exprimer la persistance de la résistance des Rifains, en la valorisant pour en donner une représentation plus juste afin de conduire l’interlocuteur au discours énoncé. L’usage de la métaphore témoigne de la reconnaissance pour l’icône du hirak du Rif, par opposition au Makhzen qui est exclu de l’axe paradigmatique. Il s’agit d’une exclusion au niveau de l’appartenance communautaire. Ce message renvoie à la condition que pose l’énonciateur pour la réconciliation avec le pouvoir central et qui passe par la remise en liberté de Nasser Zefzafi.

Un autre exemple peut être évoqué dans ce sillage. Il s’agit du graffiti  ماشي أوباش مغاربة «Nous sommes des Marocains et non pas de la racaille». Dans cet énoncé, le termeأوباش est polyphonique. Il a été utilisé par le roi Hassan II pour qualifier les manifestants ayant participé aux émeutes de 1984 dans le nord du Maroc. Ce mot est réutilisé par les personnes hostiles aux militants du hirak. Ce slogan constitue donc un lieu de mémoire partagée entre générations. L’attachement à la « Nation marocaine » qui s’exprime à travers cet énoncé discursif traduit l’élément central de ce discours identitaire. De cette image négative enracinée dans l’histoire du pays et inscrite dans les esprits, la métaphore met en évidence un éthos collectif patriotique. Elle participe aussi d’un contre-discours dirigé implicitement contre les accusations d’atteinte à la sécurité de l’État que le Makhzen a proférées à l’égard des manifestants du hirak. Le pathos a un rôle à jouer dans ce graffiti. L’usage du mot « awbach[6]», considéré comme un terme dégradant et stigmatisant, permet de charger émotivement l’énoncé. L’intention de l’énonciateur est d’inspirer des émotions chez le lecteur tels le mécontentement, la colère et l’inquiétude.

Figure 5

Les slogans contestataires se distinguent également par l’usage de la personnification. Cette figure consiste à attribuer à un objet ou à un animal des traits, des sentiments ou des comportements humains. Dans l’extrait suivant (figure 6) : يركع لن الله لغير الريف « le Rif ne se prosterne que devant Dieu », on attribue à un objet (le Rif) la faculté humaine de se prosterner. Ce slogan vise à illustrer l’idée par une forme métaphorique que les habitants sont engagés dans la lutte contre la politique de répression économique, sociale et culturelle des Rifains. Ils continueront de faire pression sur les autorités jusqu’à ce que leurs revendications soient satisfaites. La langue des slogans protestataires laisse libre cours à la représentation de ses traits humains sous des actants non humains, montrant ainsi sa nature dynamique et créative. Cette démarche argumentative n’est là que pour renforcer l’orientation éthique du slogan. Elle est fondée sur une image qui vise à mettre en lumière un éthos courageux engagé dans la lutte et l’action revendicative. Une image de soi à laquelle l’interlocuteur peut s’identifier et adhérer. En plus, l’argumentation s’appuie sur l’éthos préalable du locuteur (Maingueneau, 2002, p. 58). En effet, le Rif est l’un des hauts lieux de la résistance à la colonisation. Sa population locale a fait preuve d’une extrême bravoure, notamment ses succès militaires foudroyants à Anoual contre les troupes espagnoles au Maroc. L’argumentation veille donc à assurer une adéquation aussi totale que possible entre la représentation préétablie et l’image construite dans ce slogan.

Figure 6

L’écrit protestataire recourt souvent aux jeux des signifiants à l’aide d’allitération et de répétition. Cette dernière figure consiste à reprendre un même mot dans une ou plusieurs phrases successives. Dans l’exemple suivant سلمية سلمية (Manifestations pacifiques, manifestations pacifiques), l’énonciateur a fait le choix conscient de répéter le terme « سلمية ». Il s’agit d’une façon de dévoiler explicitement ses intentions et afficher son engagement dans ses propos. Le locuteur souhaite donc attirer l’attention du récepteur et lui faire comprendre que les manifestations sont pacifiques et que les manifestants sont contre toute forme de violence. La répétition de ce mot finit par lui donner l’apparence de la vérité, celle du hirak pacifique. Elle devient une idée-force si foncièrement ancrée dans l’esprit de l’énonciateur. L’argumentation d’insistance cherche également à rassembler énonciateur et co-énonciateur autour de valeurs communes et à établir un lien très fort entre ces deux actants. Aussi, ce procédé d’insistance apparait comme une possibilité ou une condition nécessaire à la réalisation des revendications portées par le hirak rifain. L’allitération est une autre figure majeure qui domine la structure des écrits muraux. Cette figure de mots consiste à répéter le même son plusieurs fois dans une phrase.

Dans le graffiti suivant : أرضي حرة والمخزن يطلع برا الحسيمة «Al-Hoceima notre terre libre, Makhzen dégage», l’allitération est créée par la répétition du son « ح» et du son « ر ». Ces deux phonèmes sont des symboles de liberté et d’espoir parce qu’ils font passer le récepteur d’une impossibilité imposée par l’extérieur à une possibilité intériorisée dans les sens suggérés par les sons. Ils permettent donc d’attirer l’attention des récepteurs et déclencher chez eux de l’intérêt. Dans ce jeu de répétition, nous pouvons entendre comme l’écho d’une lutte. En effet, cette récurrence des sonorités cherche à élargir la lutte pour que citoyennes et citoyens se sentent concernés et apportent leur appui à la lutte. Ces allitérations transmettent également un flux d’affects négatifs et créent une certaine impression de colère et d’indignation. Accompagnée de rythme, la réitération de deux sons confère une musicalité au graffiti et facilite sa mémorisation.

À la lumière de ces exemples, les figures de style témoignent de l’importance du processus de persuasion dans l’élaboration et la mise en scène des graffiti revendicatifs. C’est autour de ces figures que se construit le sens et s’oriente la stratégie argumentative. Sur le plan pragmatique, elles se présentent comme des opérations énonciatives concourant au rendement des énoncés dans lesquels elles prennent place. En outre, elles contribuent fortement à la construction de l’éthos et du pathos qui remplissent un rôle fondamental, doté d’une efficacité performative, dans le discours de protestation.

Conclusion

À cause de l’effacement dun grand nombre des graffiti, nous nous sommes limité dans ce travail à une analyse rhétorique d’un corpus restreint des écritures murales. Les exemples déjà cités mettent en évidence le caractère rhétorique des graffiti protestataires. L’existence de la composante rhétorique est cruciale sur le plan communicationnel et linguistique. Elle peut également contribuer à la compréhension de leur fonctionnement discursif.

Dans la construction des inscriptions contestataires, le recours aux figures de style est remarqué. En effet, toutes les figures sont dotées d’une puissance intrinsèque. Ces diverses techniques rhétoriques accordent aux écrits muraux une forme frappante et garantissent leur impact discursif auprès de récepteurs. L’introduction de ces figures dans l’argumentation relève également du choix de privilégier dans les slogans l’éthos ou le pathos. Éthos, car l’adhésion suppose une forme d’identification et validation de l’image que l’énonciateur donne de lui-même et de ses revendications. Pathos, car l’assentiment implique une manifestation d’émotions chez l’énonciateur et le co-énonciateur.

Notes 

[1] L’expression Bled el-Siba renvoie au pays insoumis : insoumis aux prélèvements des impôts pour le trésor chérifien et au recrutement des hommes pour l’armée. Elle correspond également au désordre et à la dissidence, aux régions ni contrôlées ni intégrées : c’est le Maroc réputé inutile.

[2] L’expression des géographes français Jean Célerier, Georges Hardy fut reprise par le général Lyautey, premier résident général de France au Maroc.

[3] Makhzen : autorité, appareil d’État, relais locaux du Palais. « C’est avec le développement de l’administration à partir du XVIIè siècle (…) que le Makhzen en est peu à peu venu à désigner l’ensemble de l’appareil d’État marocain. (…) Depuis l’indépendance, le terme désigne le système de gouvernement, mais aussi, pour la population, l’ensemble de l’appareil étatique et des services et revenus qu’il dispense. Le Makhzen est aujourd’hui un véritable principe d’autorité, reposant sur le système de l’allégeance (…) » (Vermeren, 2002, p. 18).

[4] Aristote définit la rhétorique de la façon suivante : « La rhétorique est la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader » (I, II, 1355 b).  Contrairement aux sciences qui s’adressent à un public averti, la rhétorique, pour Aristote, s’adresse à tous. Le père de la rhétorique classique pose la nécessité de prendre en compte l’auditoire. Trois aspects doivent selon lui être envisagés dans tout discours : l’éthos (caractère de l’orateur), le pathos (les passions), et ce qu’il nomme logos (caractère du discours).

[5] Né en 1979 à Al Hoceima, Nasser Zefzafi est un jeune militant qui s’était fait remarquer dans les comités de soutien à Mouhcine Fikri. Très vite, il apparaît comme leader du hirak rifain « notamment par sa mobilisation sur les réseaux sociaux et par ses harangues dans les lieux publics. » (Bousetta, 2018).

[6] Awbach : « (pluriel de wabach), mot de l'arabe classique qui signifie bas peuple et/ou poubelle, ordure, résidu » (Idrissi Janati, 2002, p. 362).

Bibliographie

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Crédit Photos

© Salaheddine BELARBI, 2016.

 

 

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