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Mouvements féminins et féministes en Égypte : rétrospective et histoire d’une évolution (fin XIXème siècle à nos jours)


Insaniyat N° 74|2016| Femmes dans les pays arabes: changements sociaux et politiques | p. 49-73| Texte intégral


Women’s and feminist movements in Egypt: retrospective and evolutionary history (end of the 19th century to the present day)

The present contribution provides a retrospective and an analysis of the evolution of women’s and feminists movements in Egypt and debates of the span from the end of the 19th century till the 1950s, with a particular focus on the inter-war period, when a feminist action was organized and a feminist movement flourished, making itself heard and imposing claims before that feminism turned into a “State feminism” in the late 1970s.

Keywords: women’s movements - feminist movements - gender - state - Egypt - movement of claim.


 Safaa MONQID, Université Paris3, Sorbonne Nouvelle, 75017, France.


Introduction

Le Monde arabe, plus particulièrement, l’Égypte a connu des ruptures politiques et des transformations sociales qui se sont traduites par des mobilisations populaires où les femmes ont joué un rôle important. Les femmes ont, en effet, marqué leur présence sur la scène politique et médiatique. Elles ont montré leur capacité à s’organiser en réseaux pour le respect de leurs droits et contre toutes les formes de violence et de discrimination sociale ou politique à leur égard. Ainsi, il s’agira dans cet article de mettre en exergue les dynamiques d’émancipation féminine en Égypte et leurs spécificités depuis la fin du XIXème siècle jusqu’à nos jours. J’insisterai plus particulièrement sur la période de l’entre-deux guerres, période charnière qui se distingue par l’affirmation d’un mouvement féministe qui saura faire entendre sa voix et imposer ses revendications avant qu’il ne soit récupéré vers la fin des années 70 et ne devienne un féminine d’État.

Les prémisses du mouvement d’émancipation des femmes : rôle décisif des nationalistes et des réformateurs égyptiens

Dans la société traditionnelle égyptienne, la norme était à la réclusion des femmes et les espaces publics étaient à dominance masculine, seule la pauvreté pouvant justifier l’accès des femmes au dehors afin de subvenir à leurs besoins. Or, vers la fin du XIXe siècle, le pays connaîtra une période de bouleversements profonds qui se traduira par la mise en place de grandes réformes économiques, sociales et politiques, initiées par la dynastie des Mehmet Ali (1769-1849) comme l’ouverture d’écoles laïques, l’envoi de missionnaires en Europe, la modernisation de l’armée et de l’État, le développement de la presse[1], etc. Ces réformes auront des répercussions sociales considérables, plus particulièrement sur les rapports sociaux de sexe et sur la condition des femmes. En effet, cette période sera marquée par la fin des harems et par l’émergence de la question féminine sur la scène publique grâce notamment au mouvement de la Renaissance féminine, la nahda[2] ou al-haraka an-nissâ’iyya qui connaîtra un essor important dans la période de l’entre-deux-guerres.

Les précurseurs du mouvement d’émancipation des femmes égyptiennes étaient, au départ, des hommes appartenant à l’élite intellectuelle et bourgeoise, convaincus de la nécessité de la promotion des femmes pour faire évoluer la société. L’amélioration de la condition féminine était ainsi un enjeu important pour les réformistes qui dénonçaient les effets néfastes de la claustration des femmes. Ils considéraient que ces dernières devaient s’instruire afin d’éduquer les générations futures. Les femmes constituaient, pour eux, le maillon central de la construction de la nation. Parmi les figures les plus importantes, on distingue Rifâ’at-Tahtawi (1801-1873), aumônier de la première mission musulmane envoyée en France. Son traité d’éducation kitâb al murchid al ‘amîn fî tarbiat al banât wa lbanîn, publié en 1872, fut le premier consacré à l’instruction des femmes, et un an après, sa publication fut fondée au Caire la première école de jeunes filles as-suyûfiyyah par la troisième femme du khédive Ismâîl. Il en fut de même du réformateur Mohammad Abdu’ (1849-1905) qui a plaidé, à son tour, pour l’enseignement des jeunes filles et pour une stricte limitation de la polygamie qu’il considérait comme un facteur de désintégration de la famille. Il proclama en parlant des femmes : « Comment une nation pourrait-elle prospérer dans cette vie et dans l’autre, quand la moitié de ses membres lui sont fardeau, négligeant leurs devoirs envers Dieu, eux-mêmes et leur proche ? »[3].

Or, la figure la plus célèbre est celle de Qâsim Amîn[4] (1863-1908) qui s’est distingué par ses idées progressistes et par ses prises de position  courageuses dans ses ouvrages tahrîr al- mar’a (La libération de la femme) paru en 1899 et al-mar’a al-jadîda  (La femme nouvelle), paru en 1900 où il défendait la nécessité du changement du statut des femmes étant donné le rôle qu’elles avaient à jouer dans la société. Il dénonça la réclusion et la claustration absolue des femmes dans les harems. Il préconisa takhfîf al-ijâb[5] à savoir, l’allégement de la séparation entre les sexes dans les espaces publics qui relèverait plus d’une habitude sociale et d’une mauvaise interprétation des textes religieux et ce, en instaurant progressivement la mixité des genres. Il préconisa également la limitation de la polygamie (seulement en cas de maladie ou de stérilité de l’épouse), l’arbitrage du divorce par un juge et l’accès des filles à l’instruction au même titre que les garçons[6]. Il écrit : « Mon opinion est que la femme ne saurait tenir sa maison si elle n’a pas reçu les rudiments de connaissances rationnelles et intellectuelles : elle doit apprendre au minimum, tout ce que l’homme apprend dans la phase de l’enseignement primaire »[7].

La question de la libération des femmes est ainsi étroitement liée au mouvement réformiste de la naha. La mobilisation des nationalistes et le « féminisme masculin » ont été déterminants dans l’accès des femmes à la vie publique et dans l’évolution de leur statut[8].

La presse comme moyen d’expression féminine

L’Égypte a occupé une place importante dans le mouvement d’émancipation des femmes arabes. Elle constitua le modèle de la renaissance féminine grâce à l’histoire de ce pays, à son poids culturel et religieux. Le Caire était la première ville du Monde arabe, une ville moderne, cosmopolite et pionnière. Elle avait accueilli une importante communauté syrienne qui fut à l’origine d’un mouvement de presse arabe ayant joué un rôle important dans la diffusion de la littérature de la nahda. Les premiers journaux de femmes comme d’hommes furent fondés par les syriens chrétiens (grecs orthodoxes, catholiques), qui se sont installés en Égypte fuyant la répression ottomane dans leur pays[9].
La presse fut un moyen d’expression pour des femmes comme Warda al-Yâzigî (1836-1924) fille de Nâsif al-Yâzigî grand auteur de la nahda ; Maryam an-nahâs (1856-1888) ; Zaynab Fawwâz (1846-1914)…. Il s’agissait de la première génération de femmes arabes à écrire en nombre, au départ dans des journaux créés par des hommes, puis dans des journaux qu’elles créeront-elles mêmes. On dénombre une trentaine de périodiques de femmes parus entre 1892-1920. Parmi les journaux de l’époque, on citera al-fatât (la Jeune fille) créé en 1892 par Hind Nawfal (1860-1920) et qui fut l’un des premiers mensuels tenu par une femme ; anîs al –jalîs (le Compagnon intime) en 1898 par Alexandra Khouri Avierino (1872-1927) ; fatât ash-sharq (la Jeune fille d’Orient) en 1906 par Labîba Hâchem (1880-1947). La presse a permis aux femmes de s’exprimer sur leur situation mais surtout d’intervenir dans les différents débats qui animaient leur époque et qui concernaient leur accès à l’éducation, la mixité, les conditions de mariage, de divorce…, mais surtout d’investir la scène publique égyptienne[10].

Les salons littéraires animés par des femmes ont joué également un rôle important dans la diffusion des idées de la nahda. Par leur biais, les femmes ont pu jouer un rôle social et participer à la vie publique. Ils constituaient un lieu d’échange, de débats et un espace de libre expression pour les femmes qui s’employaient ainsi à travers la littérature et la presse à défendre la cause féminine et à faire entendre leur voix. Mayy Ziyâda (1886-1941), connue sous le nom d’Anissa Mayy (Mademoiselle May), fut la première à avoir tenu dès 1911 un salon hebdomadaire mixte, ouvert aux hommes et aux femmes. Des hommes politiques, des poètes, des journalistes ainsi que des écrivains célèbres comme Khalîl Mutrân, Lutfî as-Sayyid, Taha Hussein y côtoyaient des femmes et échangeaient avec elles sur des sujets aussi bien politiques que sociétaux.

Les mobilisations de l’entre-deux guerres (1920-1940) : le rôle joué par les femmes

Le mouvement de la nahda -nisâ’iyya (Renaissance féminine) était alors enclenché. Désormais, les femmes participeront à la vie publique. Le contexte de l’entre-deux guerres a favorisé leur accès à l’espace public, à l’instruction et au salariat. Plusieurs femmes se sont illustrées dans le mouvement de lutte pour la décolonisation auquel elles ont pris part et ont marqué leur présence sur la scène publique. Elles ont manifesté lors de la révolution de 1919, révolte de Saʻd Zaghlûl (1858- 1927) contre les Britanniques qui colonisaient le pays. Il s’agissait de la première participation massive des femmes dans une manifestation, parmi elles, Hudâ Shaʻrâwî (1879-1947), Saiza Nabarâwî (1897-1985)[11]. Cette mobilisation des femmes est restée dans la mémoire collective comme l’atteste l’un des poèmes de Hâfid Ibrâhîm (1872-1932) intitulé mudhâharât nisâ  (Manifestations de femmes)  où il loue le courage des Égyptiennes qui, brisant tous les tabous, étaient descendues dans la rue pour participer à la lutte nationale auprès des hommes[12]. Ces dernières étaient désormais engagées dans le mouvement anti-colonial et dans les mouvements nationalistes. Les femmes se dévoilèrent par la suite, en ôtant le voile du visage (fin des années 1920). Elles sont sorties de leur enfermement et ont entamé leur conquête de la ville et de ses espaces même si toutes les femmes ne participeront pas de façon univoque à ce mouvement à cause de la diversité des profils et des conditions sociales, etc. En effet, le groupe des femmes n’est pas homogène, il existe des différences très importantes selon le milieu socio-économique, le lieu de vie rural ou citadin. Il existe aussi des inégalités socioculturelles au sein de la société globale qui font que les femmes dans certains milieux jouissent d'une plus grande liberté et de droits plus importants. En ville en particulier, elles échappent progressivement aux rôles qui leur ont été assignés par la société traditionnelle et sortent de leur « enfermement » pour devenir des sujets agissants plus directement dans l'espace public.

Les mobilisations des femmes vont ainsi s’accélérer à partir de 1919. Cette période se caractérisera par l’affirmation des mouvements des femmes et par l’apparition d’un mouvement féministe égyptien. Les femmes féministes étaient issues, pour la plupart, de l’élite et leur discours variait en fonction de leurs profils et des mouvances auxquelles elles appartenaient. On distinguait, en effet, les tendances progressistes ou libérales, celles conservatrices puis rigoristes.

Hudâ as-Shaʻrâwî (1879-1947) fut l’icône du féminisme égyptien. Elle était connue par ses idées progressistes. Elle a été présidente du comité du wafd pour les femmes et elle fut à la tête du mouvement féminin nationaliste et de toutes les activités féminines entre 1919 à 1923. Elle a créé l’union féministe égyptienne (UFE) en 1923 avec Saiza an-Nabarâwî (1897-1985) et plusieurs centres médico-sociaux dédiés aux femmes afin de lutter contre l’analphabétisme, la pauvreté et les maladies dont sont victimes les femmes[13]. Elle a publié deux journaux en langue française (l’Égyptienne) en 1925 puis en langue arabe (al-masriyya) en 1937. Elle fut une des premières à avoir ôté le voile en public à la gare du Caire en 1923 de retour du Congrès féminin de Rome, même si certaines avaient déjà ôté le voile facial lors des manifestations de 1919[14].

Les autres figures de proue du mouvement féministe égyptien sont Malak Hifnî Nâsef (1886-1918) connue sous le nom de bâhitat al-bâdiya et célèbre par son recueil d’articles et de discours sur les femmes an-nisâ’iyât[15] et Zaynab Fawwâz (1860-1914) connue également par son recueil d’articles ar-rassâ’il az-zaynabiyya  (Les correspondances de Zaynab) dont le thème se rapportait souvent aux droits et à la place des femmes dans la société. Malak Hifnî Nâsef avait déposé en 1911, au Congrès islamique égyptien, une sorte de manifeste en 10 points pour l’amélioration de la situation des femmes égyptiennes. Il portait sur l’instruction, le travail, l’âge minimum au mariage, le divorce…. Ces propositions ont été présentées au parlement égyptien par le biais d’un député et même si elles n’ont pas été adoptées, c’était la première fois que la question des femmes fut débattue en politique[16]. Elles représentaient toutes les deux, les tendances conservatrices prônant le changement de la condition des femmes mais dans le cadre stricte de la religion et dans le cadre d’« une civilisation particulière à l'Orient » indépendamment de la culture occidentale. Et comme le fait remarquer M. Badran, les militantes égyptiennes de la première moitié du XXe siècle ont construit leurs propres féminismes à partir d’un mélange de revendications nationalistes, de réformes religieuses et de militantisme en faveur des droits humains[17].

On distingue également le courant rigoriste « le féminisme islamique » représenté par Zaynab al- Ghâzâli (1917-2005) qui en fut le leader jusqu’en 2005 date de sa mort. Elle fonda en 1936 « L’association de la femme musulmane » qui deviendra par la suite, « L’association des sœurs musulmanes ». Elle était critique envers L’Union féministe égyptienne (UFE) et envers Hudâ Shaʻrâwî qu’elle accusait de vouloir imposer une modernisation à l’occidentale des femmes égyptiennes loin des principes de la religion musulmane[18].

Par ailleurs, tout en étant mobilisées pour l’indépendance de leur pays, les Égyptiennes ont défendu leurs droits à l’instruction, au vote et au changement des lois régissant le mariage et le divorce…. Le droit au travail pour les femmes ne fut abordé qu’à partir des années 20 sous l’angle de la nécessité par Nabawiyya Mûsâ (1886-1951), première femme bachelière en 1909, dans son livre al-mar’a wal-‘amal (La femme et le travail). Il a fallu attendre 1938 pour que la question soit clairement abordée lors de la création, au Caire, de la Fédération féministe arabe[19]

Malgré leurs mobilisations, les droits politiques des femmes et l’égalité entre les deux sexes n'ont pas été pris en compte dans la constitution de 1923. Durrîya Shafîq (1908-1975) fut la première à avoir pointé la dimension politique des revendications féminines[20]. Elle avait travaillé comme inspectrice de français avant de démissionner pour se consacrer à son engagement féministe.  Elle fonda trois revues dont le plus célèbre est bint an –nîl (Fille du Nil) en 1945. Elle fonda une association du même nom pour la lutte des droits des femmes qui fut transformée en parti politique en 1948, le premier parti féministe en Égypte. Les luttes des femmes pour leurs droits se sont ainsi poursuivies au lendemain des indépendances. En Égypte, le droit de vote fut accordé aux femmes égyptiennes en 1956. En 1957, Rawya ‘Atiyya fut la première femme égyptienne à être élue au parlement[21]. Durrîya Shafîq, dernière représentante du féminisme individuel, a continué la lutte pour les droits des femmes, elle sera à la tête de plusieurs manifestations réprimées sous Gamâl Abd an-Nâsser (1918-1970). Elle fut condamnée au silence et à la réclusion à vie, jusqu’à son suicide en 1975[22].

Les années 50 et la monopolisation par l’État des actions de défense des droits des femmes

Les femmes égyptiennes soutiennent le projet nationaliste et parallèlement accomplirent leur projet d’émancipation jusqu’à la révolution des officiers libres de 1952. C’est alors que leur action fut récupérée par l’État et que leurs actions furent limitées à des œuvres caritatives. Sous Nasser, toutes les associations de femmes furent interdites. L’Union des femmes égyptiennes fut démantelée et devint une simple association caritative sous le nom de l’Association de Hudâ as-Shaʻrâwî[23]. Dans les années 1970, il n’existait plus en Égypte de mouvement féministe spontané. Le féminisme deviendra un féminisme d’État qui incarnera désormais la promotion et la lutte des femmes. De plus, la constitution de 1971 stipulait que l’égalité des sexes ne pouvait s’appliquer que si elle était en accord avec la sharî’a, ce qui constitua un retour en arrière pour les femmes et un frein à leur droit au travail et à leur participation à la vie publique et politique du fait d’une interprétation rigide des textes religieux[24]. En 2000, le Conseil national des femmes (NCW) fut créé sous l’égide de Suzâne Moubârak, il monopolisa toutes les actions de défense des droits des femmes volant ainsi la vedette aux organisations de femmes[25]. Les espoirs des femmes concernant l'évolution de leur statut furent déçus particulièrement lorsque le code du statut personnel vit le jour puisqu’il légitimait et institutionnalisait l'inégalité entre les sexes par la soumission des femmes à l'autorité du père et de l'époux.

Or, les femmes actives dans les luttes pour l'indépendance se sont manifestées et ont rappelé encore une fois leur présence en se mobilisant pour leurs droits. Une nouvelle vague du féminisme fera son apparition. Elle sera représentée par Nawâl as-Sa’adâoui, grande figure actuelle du féminisme égyptien. Elle est connue par ses combats contre l’oppression sexuelle des femmes comme la question de l’excision des filles. Elle publia en 1969 al-mar’a wal-jins (La femme et le sexe) qui a suscité une grande polémique[26]. Mais elle est surtout connue pour s’être opposée à la loi du parti unique sous Anouar as-Sâdâte (1918-1981), ce qui lui a valu d’être emprisonnée en 1981 avec plusieurs autres activistes jusqu’à ce qu’elle soit libérée sous le président Husnî Moubârak. Elle créa en 1982 une nouvelle organisation féministe Arab Women’s Solidarity Association (Association de solidarité des femmes arabes, AWSA), association non gouvernemental et indépendante qui a eu le soutien de plusieurs intellectuels et écrivains ainsi que la reconnaissance des Nations-Unies. Elle fut la première organisation féministe à faire son apparition après la récupération des mouvements féministes par l’État dans les années 1950. Nawâl as-Sa’adâoui publia en 1989 un journal féministe Nun, la lettre « n » renvoyant en arabe au mot nisâ’ (Femmes) mais aussi à son prénom Nawâl[27]. Ce journal incarnait le mouvement féministe égyptien radical, mais il fut interdit lors de la deuxième guerre du Golfe pour avoir dénoncé de façon virulente la participation du régime égyptien à la coalition occidentale[28].

Plusieurs associations de femmes ont vu le jour dès les années 1980 en Égypte, Bint al-‘Ard society (Association Fille de la terre, 1984) ; Association for Development and Enhancement of Women (Association pour le développement et la promotion des femmes, 1987) ; Alliance of Arab Women (Alliance des femmes arabes, 1987) ; New Woman (La Nouvelle femme, 1991)[29]. Un Nouveau Centre de recherche sur les femmes fut fondé par ‘Aida Sayf ed-dawla en 1984, elle fonda également en 1993, an-Nadîm Center célèbre pour l’accueil des femmes victimes de violence[30] jusqu’à ce que le président as-Sissi ordonne sa fermeture en 2017. Le Centre égyptien pour les droits des femmes fut également créé en 1996 pour apporter une aide judiciaire aux femmes.... Les femmes ont redéployé leurs activités dans le champ associatif et se sont repliées sur la société civile, sorte de contre-pouvoir afin d’arriver à leurs fins et agir sur le changement.

Ainsi, grâce à leurs mobilisations, les femmes ont réalisé plusieurs acquis. C’est le cas de la loi de 1979, connue sous le nom de la Loi Jihane, en référence à l’épouse de Sadate. Elle garantissait aux femmes le droit au divorce sans avoir à prouver le tort qu’elles subissaient en cas de remariage de l’époux et le droit de continuer à vivre dans la maison familiale tant qu’elles avaient la garde de leurs enfants. Or, en 1984, cette loi fut déclarée anticonstitutionnelle puisqu’elle avait été adoptée par décret présidentiel durant les vacances parlementaires d’été et en 1985, une nouvelle loi, la Loi 100, exigeait de l’épouse de prouver que le second mariage lui causait du tort. Elle fut maintenue malgré la mobilisation des activistes[31]. En 2000, une nouvelle loi faisait bénéficier les femmes du droit du khul’, à savoir la possibilité pour elles d’acheter leur divorce. En 2004 et 2005, de nouvelles lois permettant aux femmes la garde de leurs enfants jusqu’à l’âge de quinze ans et un accès équitable et rapide à la pension alimentaire voient le jour. En 2008, l’âge du mariage fut relevé de 16 à 18 ans et une loi criminalisant les mutilations génitales féminines a été adoptée. En 2009, l’introduction de quotas féminins au parlement aurait permis d’octroyer aux femmes 12% de l’ensemble des postes de députés[32]. Dans la constitution égyptienne de 2014, l’État s’est engagé pour la première fois, à réaliser l’égalité des femmes avec les hommes dans les fonctions électives et au sein des postes clés de la fonction publique[33]. La même année, une loi contre le harcèlement sexuel ainsi qu’une loi permettant à une mère égyptienne de transmettre sa nationalité à ses enfants furent également adoptées[34]. De telles mesures commencent à constituer une tendance dans le monde arabe avec la refonte de codes de la famille à l’instar de ce qui s’est passé dans certains pays comme le Maroc ou l’Algérie. De telles réalisations n’auraient pu voir le jour sans la mobilisation des femmes et sans leur engagement dans la vie publique. Leur activisme a été, en effet, décisif dans ce sens.

Poursuite des mobilisations face aux injustices liées au genre

Malgré les changements sociaux notoires, les inégalités de genre persistent en Égypte. Les femmes continuent à subir des discriminations importantes à cause des barrières sociales et culturelles qui restent importantes. C’est le cas du champ politique qui reste le monopole des hommes. En effet, malgré l’adoption de la constitution de 2014, seule une femme fut nommée gouverneur en 2017. Les femmes sont également touchées par le sous-emploi et par la précarité. On se souvient encore des actions collectives des ouvrières des usines textiles publiques de Mahalla, grande ville mono-industrielle du Delta et grand centre du syndicalisme ouvrier égyptien. Les initiatrices de la grande grève de 2006-2007 Wedâd ed-Demerdach et Amal Saîd dénonçaient les discriminations faites aux femmes (écart important de salaire avec les hommes, précarité, harcèlement et menaces de viols à leur encontre…). Les femmes continuent leurs luttes et se mobilisent contre l’absence de services publics, contre les décisions de destruction ou d’expropriation de leurs logements comme c’est le cas actuellement de l'île de Qursâya et de deux autres îles agricoles du Caire – les îles de Dahab et de Warrâq- qui font l’objet de convoitises de riches investisseurs des pays du Golfe[35].  Les femmes, surtout celles appartenant aux catégories les plus démunies, sont actives contre les coupes actuelles du gouvernement as-Sissi dans la distribution de pain subventionné, dans un contexte de sérieuse crise économique et de rationnement alimentaire qui touchent plus particulièrement les nécessiteux. Elles se mobilisent pour le changement politique, c’est le cas du mouvement d’opposition Kifâya (Assez) où elles ont été très actives contre le régime autoritaire de Moubârak et pour le respect des droits humains élémentaires. Leurs mobilisations concernent également les nombreux cas de violences sexuelles collectives commises à leur encontre et les violences institutionnelles qu’elles subissent comme les intimidations policières, les agressions physiques délibérées lors des manifestations qui visent à les exclure des espaces publics et politiques. On se souvient également des tests de virginité imposés aux manifestantes par le général Sissi et qui avaient choqué l’opinion publique et suscité de vives polémiques tant au niveau national qu’international[36]. Ils avaient été jugés illégaux par la Cour administrative égyptienne après qu’une des victimes, Samîra Ibrahîm, ait porté plainte contre l’armée[37].

De nouvelles associations se sont ainsi imposées après « la révolution » dans le domaine de la défense des droits des femmes, on citera entre autres, l’association Baheya ya masr ; Nazra ; Al-mar’a al-jadîda ; Al-mar’a wa-ddhâkira… Les activistes du mouvement du 25 janvier 2011, des différentes mouvances, sont restés mobilisés sur le terrain pour la défense des droits fondamentaux. Ainsi, les femmes se mobilisent en permanence contre les lois discriminatoires à leur égard, contre les violences familiales comme le mariage précoce et forcé, l’excision des filles... Les femmes sont engagées dans des processus d’agency et elles s’insurgent également contre la montée du populisme islamique. Elles font face à l’extrémisme religieux d’autant qu’on assiste, depuis plusieurs années, à une dynamique de « réislamisation » des sociétés arabes qui engendre un repli sur les valeurs conservatrices et qui restreint, dans certains cas, les libertés des femmes. L’islamisme instrumentalise la cause des femmes en dénigrant et en rejetant certains de leurs droits et en les renvoyant à leur rôle traditionnel. Or, elles font souvent preuve d’initiative et de combativité malgré un contexte qui leur est souvent défavorable. La chute de Moubârak en 2011 n’aurait pas pu avoir lieu sans l’insurrection des masses urbaines qui ont fait de la place Tahrir le symbole de leur mouvement et sans la mobilisation des femmes. Elles ont toujours été actives et actrices dans la société égyptienne, elles jouent un rôle essentiel dans l’organisation familiale, communautaire, locale et nationale et sont au cœur des luttes politiques et sociales. Elles mobilisent des ressources comme les réseaux sociaux (Facebook, Twiter) pour communiquer et organiser des manifestations et pour faire entendre leur voix et leurs revendications. Ce qui a contribué à reconsidérer leur place ainsi que leur rôle dans la société. Leur combat et leurs mobilisations pour la défense de leurs droits leur ont permis de s’imposer comme des actrices essentielles lors de ces manifestations au même titre que les hommes et de s’approprier les espaces publics en faisant éclater les notions du dedans et du dehors et les frontières entre les sexes, légitimant ainsi leur présence dans le dehors[38].

Les nouvelles technologies comme moyen de contournement des normes et d’accès à la parole publique

En conclusion, les nouveaux médias sont devenus un enjeu important dans la mobilisation pour les femmes qui ont toujours eu du mal à exercer leur liberté d’expression. Ils montrent également comment elles mettent à profit les nouvelles technologies pour servir une cause, faire entendre leur voix, une façon pour elles de contourner la répression. Le développement de blogs qui prennent en charge les besoins d’expression variés des femmes surtout par le choix de l’anonymat (le pseudonyme pour plus de liberté de parole), la diffusion des vidéos témoignages, le recours à Facebook et à toutes les autres formes de média sociaux ont eu un grand impact dans les mobilisations sociales en général et féminines en particulier les rendant ainsi visibles et les renforçant. Ce sont des espaces alternatifs, de liberté d’être et d’expression pour les femmes. C’est le cas d’Asmaa Mahfûz, bloggeuse de 26 ans et membre du mouvement des jeunes du « 6 avril » qui a diffusé un message appelant ses compatriotes hommes et femmes à se joindre à la manifestation sur la place Tahrir le 25 janvier 2011.

Plusieurs campagnes de mobilisation individuelles ou collectives ont ainsi vu le jour à travers le Net pour sensibiliser et mobiliser l’opinion publique face aux problèmes que rencontrent les femmes. Un des sujets de mobilisation et de lutte important pour les femmes fut la question du harcèlement sexuel de rue et de l’insécurité dans les lieux et espaces publics qui restent investi par les logiques de la séparation traditionnelle dedans/dehors. La voix des femmes semble beaucoup plus présente que celles des hommes dans la riposte face au harcèlement puisqu’elles en sont les principales victimes car elles doivent continuellement composer avec des remarques, des gestes déplacés et des actes d’agressions verbales et/ou physiques qui constituent une violation de leur espace intime, mental et physique et qui visent à leur faire comprendre qu'elles ne sont pas à leur place dans l'espace public. Tel est le cas de Nuhâ Rushdî, cette jeune femme de 27 ans, qui a été victime d’agression sexuelle par un homme au volant de sa voiture. Cette affaire avait suscité plusieurs réactions et mobilisations dont les pages sur Facebook portant le nom « kulinna Nuhâ Rushdî » (nous sommes toutes Nuhâ Rushdî). Grâce à ces mobilisations, le harceleur fut jugé coupable d’atteinte à la pudeur et à l’honneur « tuhmat hatk al-‘ird » en touchant une partie du corps de la victime et fut condamné à une peine de trois ans d’emprisonnement accompagnée de travaux forcés. Il a également été condamné à verser 5001 livres égyptiennes de dommages et intérêts à la victime[39]. C’est, en effet, la première fois en Égypte, qu’une affaire de harcèlement sexuel fut jugée et étalée sur la place publique, grâce notamment aux nouveaux médias.

Plusieurs plaintes de femmes ont été déposées suite à cette affaire, des femmes qui ont osé rompre l’omerta face à ce genre d’agression pour donner, en reprenant leur propre terme, « des leçons aux hommes »[40]. C’est le cas d’Aser Yâser qui a été victime d’agressions verbales, de paroles obscènes proférées par un groupe de jeunes qui ont essayé de l’encercler avec leurs voitures. Elle a organisé une campagne de contestation en ligne qui appelait, le 18 avril 2010, à une manifestation silencieuse, dans plusieurs gouvernorats du Caire contre le harcèlement de rue dont le slogan était : « much hasîb haqqî, ana dahiyya much gânî » (Je n’abandonnerai pas mes droits, je suis victime et non coupable). Le but de cette campagne était d’inciter le Parlement à promulguer une loi anti-harcèlement sexuel. On citera également la campagne initiée par Nihâl Salâh, rédactrice en chef du magazine kilmitna  (notre mot) qui a lancé la campagne « Respecte-toi » contre le harcèlement sexuel, etc.

Le développement prodigieux des technologies de l’information et de la communication a permis de porter la voix des femmes sur la scène publique et a permis aux femmes de devenir des femmes parlantes et agissantes à travers la toile qui constitue une sorte de contre-pouvoir féminin. Ces nouvelles technologies ont aussi montré leur capacité à s’organiser en réseaux, elles les ont aidées à l’organisation de l’action militante et leur ont permis de s’approprier la rue comme espace militant et d’agir sur le changement social vu le grand impact de ces actions collectives sur l’opinion publique. Ce qui fait la spécificité des mouvements sociaux actuels est qu’ils s’inscrivent de plus en plus dans des logiques qui se veulent en rupture avec les formes traditionnelles de mobilisation en ayant recours à des nouvelles formes de militantisme basées sur les nouveaux moyens de communication et d’information.

Bibliographie

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Entretien avec Nehâd Abû el-Qomsân, avocate et présidente du Centre égyptien pour les droits des femmes (ECWR)[41]

Nehâd Abû el-Qomsâne est avocate, elle a milité depuis son plus jeune âge en faveur de l’égalité des sexes et pour la défense des droits des femmes. En plus de son travail d’avocate au barreau du Caire, elle s’est mobilisée pour la cause des femmes en créant le « Centre égyptien des droits des femmes » dont elle est la présidente. Son centre, depuis sa création en 1996, a mené plusieurs combats en faveur des droits politiques et juridiques des femmes, grâce à la conviction et à l’engagement de l’équipe qui y travaille.

Quelle est l’origine de votre militantisme ?

Déjà à l'école, je me suis insurgée contre toutes les formes de différentiation et de discrimination à l’encontre des filles. Par exemple, les garçons passaient leur temps à jouer alors que nous, les filles, nous devions travailler. Je voyais cela comme une forme d'injustice et cela m’avait marquée et rendue sensible aux questions des inégalités de genre et ce, dès mon plus jeune âge, d’autant que j’ai grandi dans un milieu où filles et garçons étaient soumis au même traitement.

En effet, mon père, qui était professeur, était un homme très instruit et très ouvert d’esprit, il était en avance par rapport à son époque dans ses modes de pensée et dans ses façons de faire. Il y avait un grand décalage entre notre mode de vie à la maison et ce que je vivais à l’école. Chez nous, par exemple, tout le monde travaillait, personne n’était l’esclave de personne. Mon père, lorsqu’il demandait un thé, le demandait aussi bien aux garçons qu’aux filles. À la campagne où je vivais, nous étions libres, nous sortions jouer avec les enfants du quartier jusque tard dans la nuit et pendant le Ramadan, nous faisions des veillées ; il n’y avait pas cette idée de s’approprier le corps des femmes ou de le dominer. J’étais ainsi différente de mes autres camarades filles, j’avais plus de maturité qu’elles, alors que je viens de la campagne. J’ennuyais mes professeurs avec mes questions incessantes et audacieuses et j’étais une source d’embarras pour eux, surtout pour ceux qui ne cessaient de répéter : « c’est comme cela, le garçon est un garçon et la fille est une fille » je refusais de me plier à leurs évidences.

Quand j’étais dans le secondaire, nous avions quitté notre campagne pour aller nous installer au Caire. Nous faisions partie de la classe moyenne installée dans des quartiers comme Doqqi et Agouza. Dans ce nouvel environnement, la distinction des sexes était moins importante, mais les idées normatives structurant les rapports entre les sexes et codifiant la place des hommes et des femmes dans la société étaient bien ancrées. J’ai continué à débattre de ces sujets, avec mes professeurs, sans aucune appréhension.

J’ai été initiée très tôt à la lecture, mon père possédait une très grande bibliothèque qui contenait beaucoup de livres de valeur qu’il avait hérités de son père, qui les tenait lui-même de son père. Je lisais beaucoup, j’étais avide de connaissance. J’avais lu le livre de Nawal as-Saadaoui Les Mémoires d’une femme médecin  et j’ai découvert, à partir de ce livre, qu’il y avait une autre femme « aussi folle que moi » qui réfléchissait comme moi. Nous avions les mêmes idées et les mêmes questionnements. C’est un des membres de ma famille, médecin de profession et très conservateur, qui m’a recommandé et présenté ce livre qu’il avait déjà lu. Il est venu me dire : « J’ai lu un livre d’une femme folle comme toi, prends-le et lis le ». Le livre fut une révélation pour moi. Lorsque j’ai su que cette écrivaine allait présenter son livre lors d’une rencontre publique, j’ai tenu à y assister. J’avais 14 ans et mes parents ne s’y sont pas opposés, cela reflétait leur ouverture d’esprit par rapport à l’époque. Ils m’ont aussi permis de m’engager dans l’Association « de la Solidarité des Femmes » où j’ai travaillé comme bénévole avant de rejoindre la faculté de droit.

Mon milieu familial a joué un grand rôle dans ma formation. Mes parents étaient éduqués. Mon père était enseignant dans le secondaire, quant à ma mère, elle était femme au foyer alors qu’elle était diplômée de l’université. Nous étions 7 frères et sœurs et chez nous il n’y avait aucune différentiation basée sur le sexe, personne ne m’a jamais dit que, lorsque je parlais, il fallait que je baisse la voix ou, parce que j’étais une fille, il ne fallait pas que je tarde trop à l’extérieur de la maison. Mon père nous consacrait beaucoup de temps et il aimait discuter avec nous. Tous les vendredis, qui sont des jours de congé chez nous, nous nous levions tôt et nous prenions un petit déjeuner qui durait de longues heures. Nous discutions beaucoup, mon père nous parlait du Prophète, de ses histoires qui témoignent de sa soif de justice sociale et de l’égalité des sexes. Il nous apprenait à comprendre la religion, dans une lecture moderne et dans une perspective historique. Il nous incitait à réfléchir et à interroger les textes sacrés. Par exemple, si la polygamie a été adoptée à un certain moment, rien ne la justifie actuellement. Il nous apprenait le Coran, les hadiths, d’une manière plaisante. Nous parlions du coran librement, nous nous arrêtions sur chaque phrase, nous l’expliquions. Nous nous amusions et nous faisions des blagues. C’est mon père qui m’a inculqué les bases de la religion et lorsque j’en parle maintenant, j’ai l’impression de parler d’une autre religion, car je ne me reconnais plus dans l’islam d’aujourd’hui.

Mon père nous a poussés à être libres et autonomes. Il nous a poussés aussi à avoir des activités extérieures et une vie sociale riche. Lorsque ma grande sœur a rejoint l’université mixte, mon père l’a beaucoup soutenue et lui a conseillé de participer à toutes les activités et de se mélanger avec les autres. Elle fut, par exemple, parmi les premières à être initiée à l’informatique grâce à mon père qui l’a encouragée dans ce sens puisqu’il a insisté pour qu’elle s’y inscrive. Il voulait qu’on s’épanouisse, il nous envoyait dans des colonies de vacances, nous avons appris à faire du sport, de la natation, j’ai fait aussi du karaté. Mon père avait organisé une grande fête à l’occasion de l’entrée de ma sœur à l’université, où plus d’une vingtaine de jeunes (filles et garçons) étaient présents, ce qui était hors norme pour l’époque, surtout dans un milieu rural et conservateur comme celui où nous vivions. C’était vital pour lui que nous nous ouvrions à d’autres horizons tout en nous observant de loin. Ma mère, quant à elle, était optimiste et elle avait insisté pour que nous travaillions, car elle avait beaucoup souffert d’être femme au foyer. Pour elle, le travail est une source d’honneur et d’autonomie pour la femme. Elle nous répétait toujours que le travail était notre vie et le moyen de subvenir à nos besoins.

Le militantisme prend une autre forme à l’université ?

Je suis entrée à l’université à l’âge de 16 ans, j’étais encore très jeune et j’étais voilée, c’était précisément en 1988. Le voile n’était pas très répandu à l’époque. Les gens qui me connaissaient, s’étonnaient de me voir le porter et se demandaient comment je pouvais défendre la cause des femmes et avoir des idées modernes tout en étant voilée. Lorsque je voyageais à l’étranger, les gens me traitaient avec une phobie inexpliquée comme si j’avais une maladie, jusqu’à ce que la discussion s’engage. Ils voyaient, par exemple, que je n’avais aucun problème à m’asseoir dans une table où l’on servait du vin. Je considère, contrairement aux conservateurs, que chaque personne est libre de ses choix.

Mon père était opposé au fait que je mette le voile. Pour lui, il n’était pas une obligation religieuse ; il considérait également que je n’étais pas encore assez mûre pour prendre cette décision. Ma grande sœur s’était voilée contre son avis et il a refusé de lui acheter les vêtements appropriés pour cela. J’ai aussi franchi le pas à l’âge de 16 ans. Le voile constituait pour moi une source d’autonomie, je voulais me prouver que j’étais libre de mes choix, de ma vie et de mon corps, que je pouvais décider quand le couvrir et quand le dénuder. Je n’avais pas d’argent et aucun statut pour être autonome et indépendante : la seule chose que je pouvais contrôler était mon corps. J’étais seulement voilée à l’extérieur, lorsqu’on recevait des hommes étrangers à la maison, je ne le portais pas, contrairement aux « vraies voilées ». Je ne considérais pas le voile comme un symbole religieux, mais plutôt comme un signe identitaire. Je voulais montrer que j’étais certes une femme voilée, mais que je n’étais ni battue, ni subordonnée, ni sotte. Je pouvais l’enlever à n’importe quel moment, mais j’ai décidé de le garder vu son importance, surtout à l’université.

Même si j’étais voilée, j’étais contre les Frères musulmans et mon voile ne renvoyait aucunement à l’islam politique prôné par ce groupe. J’ai commencé à y trouver mon compte, c’est pour cela que je ne l’ai pas enlevé. L’idée du voile, au départ était liée à l’adolescence et au besoin de m’affirmer, mais, après cela, mes convictions se sont enrichies.

À la faculté de droit, j’ai fait la connaissance de toutes les forces politiques et cela m’a ouvert de nouveaux horizons. Le fait de participer aux activités culturelles m’a rendue très sociable. Cela m’a permis d’aiguiser ma culture politique, de comprendre ce que sont les islamistes, les libéraux (wafd), le parti du Rassemblement (tajammu’)… J’ai acquis une large connaissance des différents partis, c’était un privilège que m’a permis le fait de poursuivre mes études dans une faculté de droit et le fait aussi d’être voilée. Je « surfais » ainsi entre les différents partis, j’assistais à leurs rencontres, mais je ne voulais adhérer à aucun d’entre eux. Cela ne m’intéressait pas car dans la plupart de ces groupes, la question des femmes n’était pas une question idéologique, mais plutôt une question culturelle. Toutes ces idéologies défendaient bien la cause des femmes, mais lorsqu’il s’agissait de l’application, il y avait toujours des résistances et des blocages.

Prenons l’exemple de mes collègues libéraux et gauchistes, qui ne cessaient de prôner les valeurs de la liberté, de l’égalité et de la justice sociale. Lorsque j’abordais avec eux la question de la place des hommes et des femmes dans la société, ils considéraient que la priorité des femmes était le mariage et que les hommes devaient subvenir à leurs besoins. J’ai même vu pire, l’exploitation des femmes au nom des principes modernistes. Souvent, pour parler de la liberté des femmes, ils évoquaient la liberté du corps. Leur seul but était d’abuser des femmes et d’avoir des rapports sexuels avec elles. J’ai vu plusieurs camarades, militantes et très actives, tomber dans ce piège, c’est aussi le cas des islamistes. L’islamiste, lui, avait recours au mariage « ‘urfi »[42] coutumier, alors qu’il n’y pas de consensus sur ce type de mariage en islam. Le but principal était de pouvoir jouir du corps de la femme.

À cette période, j’observais et j’écoutais, j’ai appris des expériences des autres et même si mon éducation était très ouverte et moderne, j’étais très respectueuse des valeurs égyptiennes. Ceci m’a permis de ne pas être influencée par les belles paroles sur les femmes, prônées par les différentes forces politiques. J’ai commencé dès lors à bien comprendre la valeur des promesses orales qui n’engagent que ceux qui y croient et j’ai commencé à ne plus avoir confiance facilement. Je suis devenue très vigilante. Dans ce cadre, le voile a joué un rôle important dans ma vie puisqu’il m’a protégée et m’a empêchée d’être une cible potentielle pour ceux qui voulaient me manipuler. Le voile s’est dressé comme une barrière devant eux. J’étais considérée comme inaccessible et intouchable et ce n’est que comme cela que j’ai pu être épargnée. À l’université, j’étais dans les instances d’organisation, et j’étais connue et considérée, grâce aussi au voile qui me donnait l’image d’une femme conservatrice et sérieuse.

Par ailleurs, ce n’est pas parce que je portais le voile que j’avais des affinités avec les Frères musulmans à l’université ; bien au contraire, j’étais toujours opposée à l’islam politique. L’islam est une affaire très privée qui concerne l’individu, il est inconvenable d’introduire la politique là-dedans. Les islamistes de l’université ont cru que parce que j’étais voilée, j’étais forcément de leur côté et qu’ils n’avaient rien à craindre de moi. Mais ils ont découvert que j’étais quelqu’un de très fort. Dans l’amphithéâtre de l’université, nous étions environ 2000 étudiants et je débattais avec eux avec force et logique, ce qui était souvent une source de conflits entre nous. Dès ma première année, je suis devenue très populaire à cause d’un conflit que j’ai eu avec les Frères musulmans. En effet, c’était la période des élections à l’université et un groupe de frères est entré. Ils ont pris le microphone et ont commencé à faire leur propagande, appelant les étudiants à voter pour eux. J’étais installée dans les derniers rangs et j’ai levé la main et, sans micro, j’ai pris la parole en leur demandant la raison qui nous pousserait à voter pour eux alors qu’ils n’avaient rien fait pour les étudiants lorsqu’ils étaient dans l’union des étudiants. Je leur ai demandé de nous montrer leur programme… Tout le monde était étonné car l’usage voulait que les femmes se taisent : les Frères musulmans étaient perplexes et gênés car je menaçais leurs plans. Ils n’avaient aucun élément de réponse à me donner parce que ceux qui étaient venus ce jour-là étaient venus pour faire de la propagande, la seule chose qu’ils ont trouvée à me dire est que la voix d’une femme devant une assemblée d’homme était illicite. J’étais si hors de moi que je suis descendue pour prendre le microphone et je les ai humiliés par ma connaissance de la religion en illustrant mes propos de versets du coran et de hadith. C’était le premier rapport de force que j’ai eu avec les Frères musulmans. Après cet incident, tout le monde cherchait à l’université celle qui avait osé défier les frères. Je suis devenue très connue et je suis restée proche des « wafdistes » (les libéraux). J’ai commencé à assister à leurs meetings politiques. J’étais leur candidate lorsque j’étais en deuxième année d’université.

J’ai parlé à mon père de mes amis militants politiques, il a insisté pour les inviter chez nous, c’était un moyen pour lui de contrôler mes connaissances, mais avec beaucoup de finesse. En effet, comme il ne pouvait pas aller à l’université, c’était toute l’université qui venait à lui. Il les accueillait bien, discutait et jouait aux blagues avec eux. Il savait très bien s’adapter à eux. En tant que mère, je me rends compte que mon père était d’une grande intelligence, il contrôlait nos vies de loin en y prenant part. Il observait ainsi les univers dans lesquels nous évoluions.

Le métier d’avocat ?

J’ai passé 4 années à la faculté de droit. Lorsque j’ai eu mon diplôme, j’ai dû attendre mes 21 ans pour être nommée avocate au barreau. Mon père se moquait toujours de moi en me disant que j’étais une avocate mineure. Et comme je m’intéressais beaucoup aux droits de l’Homme, je me suis engagée, en plus de mon travail comme avocate, dans l’Organisation égyptienne des droits de l’Homme. Je voulais devenir avocate depuis mon plus jeune âge. Lorsqu’à l’école je réclamais les mêmes droits que les garçons, ce n’était pas pour moi seule, mais pour toutes mes camarades. J’avais comme surnom « l’avocate de la classe » car je n’acceptais pas l’injustice, je prenais la défense des garçons également. C’est ce qui a fait plus tard la différence entre les autres groupes féministes et moi puisque je ne défends pas uniquement la cause féminine, mais les pauvres d’une manière générale. Je me bats toujours pour les plus démunis. Nous avons des problèmes de société très profonds et très complexes, la femme riche souffre moins de la discrimination que la femme pauvre, l’homme pauvre souffre plus que la femme instruite qui est capable et autonome financièrement. Nous avons vécu longtemps sous un régime social qui a créé le système de classes, de fortes inégalités sociales et les femmes en sont les premières victimes, puisqu’elles constituent le maillon faible de la société. La misère crée aussi des cercles de violences et aider la femme économiquement, c’est aider la société toute entière à régler ses maux.

Ainsi, ce qui a motivé mon choix pour ce métier, c’est la défense des plus faibles, mais aussi ma passion pour l’écriture. Dès le secondaire, je participais à des revues en écrivant des articles et des histoires courtes. Après mon bac, j’ai hésité entre le journalisme et les études de droit, puisque tous les deux avaient un but noble : faire éclater la vérité et défendre les innocents. Mon père m’avait conseillé, alors, de choisir la faculté de droit. Le métier d’avocat m’a permis d’être plus libre dans la gestion de mon temps, dans mes choix et dans mes prises de position.

L’idée de Centre égyptien des droits des femmes ?

En plus de mon métier d’avocate, j’ai aussi travaillé dans l’Organisation égyptienne des droits de l’Homme où nous avons créé un comité pour les questions relatives aux femmes. J’étais en charge de la préparation du congrès de Pékin et l’Égypte avait accueilli, pour la première fois, la session préparatoire de ce congrès. Avec les collègues de cette organisation, nous avons préparé un rapport sur la situation juridique des femmes, ce qui m’a permis d’ouvrir les yeux sur la réalité de notre société et sur la réalité des femmes dans notre pays. À l’université, nous avions étudié le droit dans sa dimension globale, mais jamais dans une perspective de « genre ». Une fois sur le terrain, je me suis rendue compte des injustices que subissent les femmes, j’ai toujours cru, par exemple, qu’après un divorce, la maison familiale revenait à la femme, mais j’ai découvert que la loi avait changé et ce fut un choc pour moi. Il en est de même de la situation politique des femmes qui est très mauvaise, ce qui m’a poussée à lutter contre la corruption dans les milieux politiques et à militer pour plus de représentativité des femmes en politique. Les femmes souffrent dans notre société des discriminations liées au genre. Tous les citoyens égyptiens souffrent de la précarité, mais lorsqu’il s’agit des femmes, on constate qu’elles en souffrent doublement. Elles bénéficient de très peu d’opportunités dans ce domaine qui est réservé exclusivement aux hommes. Tous ces dysfonctionnements m’ont poussée à travailler durement. J’ai ainsi piloté le programme sur les femmes dans l’Organisation égyptienne des droits de l’Homme. J’ai laissé de côté mon travail dans le cabinet d’avocat pour mieux m’investir dans ce projet. Ainsi, au lieu d’une journée seulement de bénévolat par semaine, j'y travaillais cinq jours. Les plaintes pour des injustices contre les femmes qu’on recevait dépassaient l’entendement. Or, en 1996, le conseil d’administration de notre organisation avait exigé de diminuer de moitié le traitement des dossiers consacrés à la cause des femmes et lorsque j’avais contesté leur décision, ils m’ont suggéré d’ouvrir un centre réservé aux droits des femmes et c’est comme cela que l’idée de ce centre a vu le jour. Il fut ainsi créé sous le nom du « Centre égyptien des droits des femmes ».

Depuis 1996, nous travaillons sur les questions juridiques et politiques relatives aux femmes. Notre but est de défendre les droits des femmes et nous sommes pionniers dans ce domaine, car les associations qui existaient faisaient plus du caritatif et leurs actions dans le champ politique étaient limitées. Certains nous reprochent d’inciter les femmes à avoir une carte électorale alors qu’elles n’ont rien à manger, cela leur semble en décalage avec la réalité sociale. Or, ce qui fait notre originalité, c’est notre approche, nous nous adaptons à nos interlocuteurs. Nous montrons aux femmes l’intérêt de voter pour les bonnes personnes, car ce sont ces personnes qui vont œuvrer pour le bien de la collectivité. Nous leur montrons que la vie sociale et politique sont intrinsèquement liées. La base de notre projet est l’aide juridique aux femmes, nous les accompagnons dans leurs démarches administratives, au commissariat de police... Plusieurs avocats sont mobilisés dans ce sens ; ces femmes servent plus tard de relais pour d’autres femmes et leur montrent la voie.

Nous travaillons aussi sur d’autres thématiques comme l’éducation, la violence à l’encontre des femmes, le mariage précoce… Dans notre démarche, nous privilégions l’approche de terrain et un contact direct avec la population. Nous aidons également les familles démunies pour l’achat de matériel scolaire, de vêtements pour les enfants pour qu’ils puissent être scolarisés dans de bonnes conditions… Nous faisons aussi beaucoup de plaidoyers ; nous faisons de notre mieux même si nous ne sommes pas aidés puisque le gouvernement égyptien n’aime pas trop les ONG : il nous étouffe car nous montrons la vérité aux gens.

Nous avons participé à des campagnes qui ont abouti. C’est le cas de la campagne pour le changement du code du statut personnel, la campagne pour la nationalité, la loi sur les impôts, la loi sur le code du travail… et parmi les campagnes les plus réussies, celle qui concerne le harcèlement sexuel.  Nous avons également eu un prix de la Banque mondiale avec un de nos programmes, élu parmi les dix meilleurs projets de développement dans le monde, et qui consistait à munir les femmes d’une carte d’identité. Ce projet a connu un grand succès et a bénéficié d’une large couverture médiatique. En travaillant sur ce projet, que nous avons commencé en 2000, j’ai découvert que notre société est très fragile : on parle des droits des femmes alors que ces dernières n’ont même pas d’acte de naissance et qu’elles ne sont dans aucun registre du gouvernement. Elles peuvent être tuées sans que personne ne puisse s’en rendre compte. Nous avons dû batailler pour inciter le Ministère de l’intérieur à nous aider dans ce projet, il ne cessait de nous répéter qu’il avait d’autres priorités comme le terrorisme et les questions d’État, mais après le grand succès médiatique de cette opération, ils ont été obligés de fournir des extraits de naissance à 3 millions de femmes.

Dans le centre, nous sommes 21 employés. Nous avons plusieurs sources de financement dont la plus importante est l’Union européenne pour qui nous faisons du consulting et du travail de terrain. C’est ce qui nous a permis d’avoir des capacités institutionnelles et de passer, de simples amateurs, à de vrais professionnels. Parfois, nous travaillons sans financement et cela donne la réputation au centre d’être un centre national qui traite les problèmes de la société égyptienne d’une manière bénévole. Chaque année, nous traitons plus de 500 cas et nous prenons en charge tous les dossiers, même les questions sensibles. Le Conseil National des droits des femmes, qui fut créé en 2000 à l’initiative de Susan Moubarak est certes actif, mais il avait les mains liées, car il dépendait du gouvernement. En effet, lorsque des femmes ont été victimes de harcèlement sexuel en 2005, ce Centre ne s’est pas mobilisé et n’a fait aucun communiqué sur la question. Sa position est souvent lâche, même si le fait qu’il soit proche du gouvernement a aidé à la réalisation de certains progrès pour les femmes, comme la loi sur la nationalité et quelques changements du code du statut personnel.

Que pensez-vous de la situation des femmes en Égypte ?

En 2010, nous avons réussi à avoir 64 sièges pour les femmes au parlement égyptien, mais nous les avons perdus après la Révolution du 15 janvier 2011. Je pense que dans le cadre d’un régime politique corrompu et d’un système électoral infructueux, cela ne constitue pas un acquis pour les femmes, bien au contraire, cela ne fera qu’engendrer la haine envers elles, en faisant sentir que les femmes sont privilégiées par rapport au reste de la population qui vit dans la misère la plus totale, privée de ses droits les plus élémentaires. Nous vivons cela actuellement puisque certains remettent en question les acquis des femmes et prétendent qu’elles étaient privilégiées sous Moubarak alors que nous savons tous pertinemment que c’est faux. Le pouvoir de Moubarak a manipulé et exploité la cause des femmes pour servir ses jeux politiques. Il n’a rien fait de concret pour elles.

Parmi ces acquis contestés, le droit des femmes à demander le divorce (khul’), arguant du fait qu’il détruit l’unité de la famille égyptienne. Les partisans de cet avis oublient que la vraie cause du divorce est souvent liée au manque de moyens et au sentiment d’humiliation ressentie par les femmes même chez celles appartenant aux classes aisées, ce qui engendre des cercles de violences dont sont souvent victimes les femmes. L’origine du problème est plutôt économique, il ne s’agit nullement d’une guerre des sexes.


Notes

[1] Anne-Laure Dupont et Catherine Mayeur-Jaouen, « Monde nouveau, voix nouvelles : Etats, sociétés, islam dans l'entre-deux-guerres », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 95-98 | avril 2002, mis en ligne le 12 mai 2009, consulté le 09 juillet 2017. URL : http://remmm.revues.org/224

[2] Ce terme désigne le mouvement de Renaissance arabe par référence à la Renaissance européenne. On y trouve l’idée de renaissance et de rupture avec l’obscurantisme du Moyen Age « ‘asr al-inhitât ».

[3] Muhammad ‘Imâra (éd.), (2006), Al-islâm wal-mar’a fi ra’y al-imâma Muhammad ‘Abduh, Le Caire, n. d., p.136, cité par Roussillon A., Zryouil F.-Z., Être femme en Égypte, au Maroc et en Jordanie, Paris, Aux Lieux d'être, p. 9.

[4] Avocat puis juge, il était disciple de Mohammad Abdu.

[5] Le terme ijâb renvoyait à cette époque à la séparation des sexes dans les lieux publics, ce n’est que plus tard qu’il aura le sens restrictif du voile vêtement.

[6] Amin, Q. (2011), Taḥrîr al Mar’a, kalimat ‘arabiyya littarjama wa an-nachr, al Qahira,

[7] Ibid., p. 329.

[8] Roussillon, A., Zryouil, F.-Z., op.cit., p. 30.

[9] Fénoglio, A. (1988), Défense et illustration de l’Égyptienne, aux débuts d'une expression féminine, Le Caire, CEDEJ, p. 7-18.

[10] Slim, S., Dupont, A.-L. (2002), « La vie intellectuelle des femmes à Beyrouth dans les années 1920 à travers la revue Minerva », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 95-98 | avril, mis en ligne le 12 mai 2009, consulté le 31 juillet 2017. URL : http://remmm.revues.org/241

[11] Fénoglio, A., op.cit., p. 42.

[12] Baron, B. (2005), Egypt as women, Nationalism, Gender and Politics, American University of Cairo Press, Cairo, p. 114-115.

[13] Fénoglio, A., op.cit., p. 138.

[14] Ibid., p.60.

[15] Ibid., p. 130.

[16]Ibid., p. 60.

[17] Badran, M. (2007), « Le féminisme islamique en mouvement », in Islam et Laïcité (éd.), Existe-t-il un féminisme musulman ? Paris, l'Harmattan, p. 49-69-54.

[18] Dupont, A.-L., Mayeur-Jaouen, C. (2002) « Monde nouveau, voix nouvelles : États, sociétés, islam dans l'entre-deux-guerres », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 95-98 | avril, mis en ligne le 12 mai 2009, consulté le 09 juillet 2017. URL : http://remmm.revues.org/224

[19] Fénoglio, A., op.cit., p. 74.

[20] Ibid.

[21] Lewis, L. (2012), « Convergences and Divergences: Egyptian Women’s Activisms over the last Century », in Arenfeldt, P., Al-Hassan Golley N., Mapping Arab Women no Movements, a century of Transformations from Within, Cairo, AUC Press, p. 43-63-51.

[22] Fénoglio, A., op.cit., p. 74.

[23] Roussillon A., Zryouil F.-Z., op.cit., p. 58.

[24] Ibid., p. 60.

[25]Ghaïss, J., et al., (2016), « Les luttes des femmes arabes contre le patriarcat, les pouvoirs tyranniques, l’islamisme, le colonialisme et le néocolonialisme », Nouvelles Questions Féministes, 2/2016 (Vol. 35), p. 6-16.

[26] Ce livre a été jugé immoral et allant à l’encontre de la religion. Ce qui a été à l’origine de son licenciement du ministère de la santé en 1972.

[27] Roded, R. (2008), Women in Islam and the Middle East, New York, I.B. Turis Publichers, p. 228.

[28] Roussillon A., Zryouil F.-Z., op.cit., p. 63.

[29] Elsadda H., Dayan-Herzbrun S. (2012), « Droits des femmes en Égypte, l’ombre de la première Dame », Tumultes, 2012/1, n° 38 - 39, p. 299-311, p. 307.

[30] Lewis, L., op.cit., p. 55.

[31] Elsadda, H., Dayan-Herzbrun, S., op.cit., p. 307.

[32] Ibid., p. 307-310.

[33] Bernard-Maugiron, N. (2017), « Le statut juridique des femmes dans l’Égypte post-révolutionnaire », in Fortier C., Monqid S., (dirs.), Corps des femmes et espaces genrés arabo-musulmans, Paris, Karthala, p. 93-104, 94.

[34] Ibid.

[35] Barthel, P.-A., Monqid, S. (2011), Le Caire. Réinventer la ville, Collection villes en mouvement, Paris, éd. Autrement, p. 224-229.

[36] Amnesty International, Egypt: ‘Circles of Hell’ domestic, public and state violence against women in Egypt, 21 janvier 2015 (https://www.amnesty.org/en/documents/MDE12/004/2015/en/)

[37] Fortier, C., Monqid, S. (dir.), (2017), op.cit,.

[38] Lelandais, G., Monqid, S., Semmoud, N., (fin 2017) « Femmes, droits et participation citoyenne au Maghreb-Mashreq », in Genre, femmes et féminismes et développement international, À paraître aux Presses de l’Université d’Ottawa.

[39] Le Centre Égyptien pour les Droits des Femmes (ECWR) s’était félicité à l’époque de ce jugement où pour la première fois un homme était emprisonné pour des actes de harcèlement sexuel et selon la présidente de la Ligue de la femme arabe, Hudâ Badrân, de l’époque cette sentence est le début d’une culture nouvelle dans la société égyptienne, la culture du « rad‘ al-mutaḥarrish » (« dissuasion du harceleur par la force de la loi »).

[40] Kreil, A., Monqid, S. (2008), « Femmes et harcèlement sexuel en Égypte », Chroniques Égyptiennes, I. éd. Farag, le Caire, CEDEJ, p. 151-166.

[41] Réalisé et traduit par Safaa Monqid en 2012.

[42] Il s’agit d’un mariage secret qui donne peu d’obligations au mari. C’est un type de mariage très courant en Égypte.

 

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