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Fatima Mernissi (1940-2015) L’intellectuelle féministe qui a fait connaître son pays, le Maroc


Insaniyat N° 74| 2016| Femmes dans les pays arabes : changements sociaux et politiques | 2016| p. 7-13 |Texte intégral


 

Dans la discrétion et sans éclats, Fatima Mernissi s’est éteinte le 30 novembre 2015 à l’âge de 75 ans après une longue maladie qu’elle a affrontée avec dignité. Son sourire et sa joie de vivre qu’elle a maintenus jusqu’à son dernier souffle, resteront gravés dans les esprits de tous ceux qui ont connu cette femme d’exception.

Mernissi est partie après avoir consacré toute sa vie à la réflexion, au débat d’idées et à la production académique. Un parcours universitaire qui l’a placée parmi les intellectuels et les plumes féminines les plus en vue au Maghreb et dans le Monde arabe.

Femme de caractère, imprégnée dès sa tendre enfance de l’aura spirituelle et historique d’une cité illustre. Elle a grandi dans la ville de Fès dont la dimension culturelle, historique et marchande est plurielle. Il est indéniable que l’ambiance et le passé de la ville de Fès aient eu un impact sur cette voyageuse spirituelle et engagée qu’est Fatima Mernissi. Fès est la plaque tournante où se croisaient les commerçants venus de divers pays, elle est l’emblème du commerce florissant qui conjugue le multiculturalisme dans ses aspects les plus dignes. Juifs et musulmans venus de l’Andalousie et du Machreq s’y côtoyaient en toute intelligence. Dès lors, à l’image de cette ville sacrée, Fatima Mernissi a su conjuguer dans sa réflexion et dans ses écrits le sacré et le profane qui définissent bien cette cité. Elle a nourri les échanges et multiplié les déplacements dans des contrées lointaines en quête de savoir contribuant ainsi à perpétuer une tradition commune à cette ville dont les piliers sont les savants et théologiens (oulamas) de l’Université Al Qaraouiyyine, symbole de cette ville de la connaissance.    

C’est dans cette ville que Mernissi est née dans un milieu aristocratique qui a compris très tôt la nécessité de l’éducation des filles. Comme ses sœurs, elle se rendait à Dâr lfqîha, école coranique réservée aux filles où l’enseignement était dispensé par une femme. L’éducation qu’elle a reçue est restée vivace dans sa mémoire, elle a su l’exploiter par la suite dans ses différents écrits notamment ceux à caractère biographique. Au cœur du Harem Fassi, le périple de Mernissi a commencé. Sa curiosité mise en alerte, elle s’est attelée à observer la complexité des rapports hommes/femmes au sein de ce harem afin de les déchiffrer. Elle a, depuis ce temps, évité le discours victimaire en lui préférant celui qui met la lumière sur la capacité des femmes à négocier leur place au sein de la société.   

Depuis sa tendre jeunesse, Mernissi a pris son bâton de pèlerin à la quête du savoir. Le voyage, le déplacement, autorisés aux seuls hommes, revêtaient pour les femmes de l’époque une importance cruciale. La tradition voulait que les femmes restent confinées dans les intérieurs et que leurs corps soient cachés des regards indiscrets. Voyageuse invétérée, elle s’est déplacée dans une multitude de pays pour assouvir sa curiosité et enrichir son savoir. Son périple débutera par la ville de Rabat à la Faculté de Droit afin de préparer une licence, suivi d’une escale à Paris, pour ensuite arriver aux USA avec l’objectif de préparer une thèse de doctorat en sociologie.

Après un beau parcours universitaire, elle décide de regagner « le bercail » dans le milieu des années 70. Riche de son savoir et de son parcours dans les universités de France et d’Amérique et nourrie de ses rencontres et de ses voyages, elle entame une carrière universitaire en tant que professeure à l’Université Mohamed V, Faculté des Lettres et des Sciences humaines, à Rabat.

Les années 80 voient émerger une de ses publications, une reprise de la thèse qu’elle a soutenue dans l’une des universités américaines, qui signera son engagement en tant que féministe : La femme dans l’inconscient musulman. Publication qu’elle signe sous le patronyme de Fatna Aït Sebbah. Bien qu’elle ait eu une passion pour le journalisme, Mernissi a choisi la voie de la recherche et de l’écriture, ce qui représentait un défi pour elle qui est issue d’une société où l’oralité prime, moyen de communication privilégié par les femmes, de par leur confinement culturel qui garantit cultuellement la transmission des valeurs. L’oralité marque, par le sceau intelligible de la mémoire, la contribution des femmes dans la construction de l’identité féminine au sein de ces sociétés d’apparence patriarcale.

Fatima Mernissi est devenue avec le temps une icône de la réussite des femmes marocaines et de toutes les femmes issues de sociétés patriarcales. Elle est le symbole de la suprématie d’une pensée féminine qui a su faire l’accord subtil entre la tradition et la marche évolutive des sociétés. Elle est encore aujourd’hui un exemple à suivre pour plusieurs jeunes marocaines qui aspirent à un modèle de femmes autonomes, libres de leur pensée, créatrices du monde par leur réflexion. Dans tous les cas, elle est initiatrice du modèle de la femme marocaine, cultivée, engagée et enracinée dans l’héritage de ces ancêtres. Mernissi a su briser les carcans de certaines traditions qui relèguent encore certaines femmes marocaines dans une condition de subordination.

Effervescence intellectuelle

Le parcours intellectuel de Fatima Mernissi s’est caractérisé par son continuum et une persévérance dans son accomplissement. Depuis le début de sa carrière, elle ne s’est jamais arrêtée et ne s’est résignée aucunement aux contraintes de la vie sociale qui pouvaient l’empêcher de produire et de s’investir. Dotée d’une grande capacité de travail, Mernissi a consacré sa vie à la production académique et littéraire. Elle n’épargnait aucun effort et se conformait aux exigences d’un projet qu’elle inscrivait dans une perspective de longue haleine. Ce faisant, elle donnait corps à une valeur qui fait presque défaut dans un contexte où les femmes sont loin d’être reconnues par le produit de leur travail.

Dès le tout début de sa carrière universitaire, Fatima Mernissi a fait preuve d’un grand engagement intellectuel : présente à tous les rendez-vous scientifiques et culturels ; elle y prend activement part, notamment par ses travaux sur la question féminine. Dès les prémisses des premières structures associatives dédiées à la condition des femmes, Mernissi investit ses efforts et sa volonté de féministe engagée et convaincue dans l’élaboration du premier journal émis par un groupe de féministes « 8 mars » dont le premier numéro est paru en novembre 1983. De ce fait, elle est devenue l’une des figures intellectuelles les plus en vue ayant soutenu fortement de multiples initiatives de la sorte. Cet engagement, sans faille de la part de Mernissi a constitué un terreau sociologique, une captation réelle de la condition féminine au Maroc, une expérience de vie avec d’autres pairs qui militent pour la même cause. Tous ces éléments conjugués lui ont permis d’enrichir l’objet de ses recherches. Dans ce cadre, elle a initié des groupes de recherche et a coordonné avec Omar Azziman[1] la collection « Approches » qui a eu pour principal centre d’intérêt la question des rapports femmes/hommes au sein de la société. 

Lorsqu’à la fin des années 80, le débat autour de la réforme du code du statut personnel avait commencé, à travers les articles publiés dans la presse et plus particulièrement dans le journal « 8 Mars », Mernissi, intelligente et intuitive, a compris qu’un effort scientifique s’imposait. Elle a, de ce fait, investi un domaine resté longtemps le monopole des hommes, à savoir le domaine dit des « sciences de la religion ». Elle a su exploiter le patrimoine culturel savant et entreprendre un travail gigantesque de déconstruction des discours, en situant les événements dans leur contexte historique, contribuant ainsi à distinguer ce qui relève du religieux et ce qui est purement de l’ordre de l’interprétation.

Dans ce cadre, elle a publié en 1987 un ouvrage intitulé Le Harem politique : le Prophète et les femmes édité en France. Ouvrage de la discorde puisqu’il lui a valu d’être censuré au Maroc, il a fallu d’ailleurs attendre longtemps pour que sa diffusion soit autorisée et permettre au public marocain d’en prendre connaissance. Ce livre s’adressait aux murs des idées reçues et dénonçait le patriarcat, qui trouve sa justification dans la religion. Résolue, Mernissi a avancé une lecture audacieuse du référentiel religieux pour démontrer comment il a été manipulé par les hommes afin d’assurer leur suprématie sur les femmes et assurer leur mainmise sur les symboles du pouvoir. Le paradoxe est que cette appropriation s’est manifestée dans un contexte d’autant plus caractérisé par une certaine ouverture et par la possibilité d’une reconnaissance même partielle de certains droits aux femmes. En examinant les dires (Hadiths) du Prophète, notamment ceux concernant les femmes, Mernissi a tenté de démontrer que certains Foqahas se sont largement fondés sur des Hadiths dénués d’authenticité. L’effort de compilation et d’authentification a classé « ces dires » sur une base peu fiable et difficilement avérée. Il se trouve même que les préceptes mobilisés -concernant les femmes- démontraient la volonté de dénigrement et de rejet de toute forme d’ouverture. Un déni puisant ses arguments dans le système patriarcal, profondément enraciné dans les mentalités de ceux qui résistent avec acharnement, à toute évolution de la position des femmes dans la société marocaine. Ainsi, F. Mernissi a choisi d’inscrire sa réflexion dans le cadre du référentiel religieux, domaine hautement sensible, en puisant ses arguments directement dans les préceptes religieux authentiques. Elle a manié les textes avec intelligence et subtilité afin d’éviter les éventuelles attaques. L’enjeu étant de taille : défendre la position de la femme au sein d’une société au pouvoir patriarcal faire face au combat idéologique qui rendent les femmes cultuellement et culturellement subordonnées dans les esprits. Il ne fallait, en tout cas, pas froisser ses interlocuteurs, mais ériger une passerelle d’échange permettant d’instaurer une réflexion constructive autour de l’identité féminine.

Ainsi, Mernissi aura contribué à présenter une lecture féministe d’un savoir jusque-là accaparé par les hommes ; à initier une génération de « chercheuses », d « investigatrices », d’ « intellectuelles » à l’échelle du monde arabo-musulman. Depuis, ses disciples ont contribué, à travers leurs productions scientifiques et académiques, à ouvrir le débat et à présenter une lecture nouvelle loin du dogmatisme régnant jusque-là, ce qui constitue un vrai défi dans les sociétés musulmanes actuelles.

L’ouvrage Le Harem politique a eu un grand succès dans les milieux académiques et a permis à l’auteure de se faire un nom et une réputation qui a dépassé le Monde arabe pour devenir une référence, voire une autorité dans son domaine. Par l’audace qui a caractérisé ses écrits, Mernissi a contribué à lever le voile sur des sujets restés longtemps interdits à tous ceux considérés comme des « non-initiés ». On lui doit indirectement l’émergence d’un courant « Féminisme islamique » dans un certain nombre de pays arabo-musulmans, courant qui fonde son plaidoyer sur l’égalité entre les sexes, sur le refus de l’interprétation patriarcale du texte coranique, lui préférant l’effort de l’Ijtihad et plus largement, la démarche d’authentification historique. Situant le texte dans son contexte, ce courant privilégie l’esprit du texte à la lecture littérale.   

Par ailleurs, Mernissi publia en 1990 Sultanes oubliées : Femmes chefs d’État en Islam dans lequel elle lève le voile sur l’identité et le parcours des femmes qui ont réussi à s’imposer, à gouverner et à tenir une place de choix dans l’histoire du Monde musulman. Ce faisant, elle cherchait à la fois à rafraîchir une mémoire restée longtemps confinée dans l’oubli, et en même temps diriger l’attention sur ces modèles de femmes battantes qui ont mené des expériences réelles dans le champ politique malgré la volonté de les en exclure au nom de la religion. Ce livre est un fort aveu de la démystification de l’Histoire par rapport à la participation des femmes dans le champ politique.

Dans le même ordre d’idée, Le Maroc raconté par ses femmes est un livre dans lequel elle a donné la parole aux femmes venues d’horizons divers : des femmes rurales, ouvrières et employées de maison. Elle leur a cédé un espace pour apporter leurs témoignages sur leurs expériences passées et récentes en engageant leur mémoire historique des faits.  

Bien que Mernissi ait gardé tout au long de sa carrière de chercheuse le même intérêt pour la question des femmes et des rapports hommes/ femmes dans la société, il n’en demeure pas moins qu’elle s’est ouverte sur le plan méthodologique sur une multitude d’autres disciplines. De ce fait, elle ne s’est pas cantonnée au seul champ de la sociologie mais elle s’est inscrite dans la voie de la pluridisciplinarité et de l’ouverture notamment sur le champ religieux. Cela dit, elle n’a eu de cesse de puiser dans les écrits historiques la matière l’aidant à déchiffrer l’ancrage du patriarcat pour mieux en déceler à la fois la complexité et la spécificité dans un contexte en ébullition : contexte tiraillé entre les tenants de l’ouverture sur la modernité et ceux qui la rejettent car, selon eux, imposée et factice. La question des femmes et de leurs droits constitue le point de clivage entre ces deux courants opposés.   

Les travaux sociologiques et les enquêtes de terrain dans son livre Femmes du Gharb, ainsi que les écrits biographiques, dans son livre Rêves de femmes : une enfance au harem, ont amené Mernissi à se déplacer dans le Maroc profond pour collecter les données permettant de retracer le parcours de femmes vivant dans le fin fond des montagnes rocheuses de l’Atlas. Elle a, de ce fait, contribué à lever le voile sur l’apport de tout un pan de la société marocaine : des femmes œuvrant pour subvenir aux besoins de leurs familles, souvent confinées dans l’oubli car enfermées dans des rôles souvent invisibles et non reconnus ni par la loi ni par la société.

L’intellectuelle et féministe engagée

La présence de Mernissi sur la scène politique et plus particulièrement féministe était d’une grande importance. Elle a apporté son appui aux organisations féministes ainsi qu’à plusieurs jeunes chercheuses qu’elle a orientées vers des sujets se rapportant à la question des femmes.

Au tout début de son investissement, Mernissi a contribué, à sa manière, à doter le mouvement féministe des cadres ce dont il avait besoin. De ce fait, plusieurs parmi les étudiantes qu’elle avait encadrées ont rejoint ce mouvement. Elle a également été pour le mouvement féministe d’un grand soutien, aussi bien moral qu’intellectuel, comme sa contribution à la parution du Journal « 8 mars » en 1983[2] ; la création des premières structures féministes comme ce fut le cas pour l’Association Démocratique des Femmes du Maroc, créée en juin 1985. Elle a, en plus, soutenu la création du premier centre d’écoute et d’orientation psychologique et juridique destinée aux femmes victimes de violences à Casablanca en 1995. Sans oublier son action fondatrice dans l’Organisation marocaine des Droits de l’Homme, le 10 décembre 1988.Dans le panel de ses actions marquantes, on citera sa collaboration avec des militantes féministes dans l’organisation de l’événement « caravanes civiques » : caravanes sillonnant le Maroc profond à la rencontre de femmes désireuses de faire connaître leurs productions manuelles et dont les conditions difficiles de vie et de déplacement constituent un obstacle à l’épanouissement de leur activité. Mernissi a tissé le lien, elle a amadoué les préjugés, elle a bâti la passerelle humaine favorisant le soutien psychologique, humain et logistique dont ces femmes avaient besoin pour commercialiser leurs productions et acquérir un statut même modeste au sein de leur famille et de la société. Ainsi, elle aura promu la conservation d’un savoir-faire féminin faisant partie du patrimoine culturel marocain et donné une existence propre à ces femmes grâce à leur travail.

Nous arrivons désormais aux dernières années de la vie de cette pionnière qui, au demeurant, n’en furent pas moins intenses et riches en engagement divers. En effet, Mernissi a coordonné l’organisation d’ateliers d’écriture encouragé plusieurs acteurs de la société civile à confectionner des livres, etc. Fatima Mernissi était une femme de taille, grande par l’importance de son œuvre, riche par ses divers engagements, humaine dans l’effort de réconcilier la société marocaine avec ses fondements. Son œuvre initiatrice et son nom resteront à jamais gravés dans les mémoires.

Bibliographie de Fatima  Mernissi

(1985), Sexe, Idéologie, Islam, Éditions Maghrébines, Le Fennec.

(1987), Al Jins Ka Handasa Ijtima'iya, Casablanca, Éditions Le Fennec.

(1991), Le monde n'est pas un harem, édition révisée, Albin Michel.

(1990), Sultanes oubliées : femmes chefs d'État en Islam, Albin Michel / Éditions Le Fennec.

(1997), Le harem politique : le Prophète et les femmes, Albin Michel, 1987.

(1992), La Peur-Modernité : conflit islam démocratie, Albin Michel / Éditions Le Fennec.

(1998), Nissa' 'Ala Ajnihati al-Hulmt, Éditions Le Fennec, Casablanca.

(1997), Rêves de femmes : une enfance au harem, Éditions Le Fennec, Casablanca Éd. (Albin Michel, 1998)

(1997), Les Aït-Débrouille, Casablanca, Éditions Le Fennec, (2e édition, Édition de poche, Marsam, Rabat, 2003)

(1998), Êtes-vous vacciné contre le harem ?, Texte-Test pour les messieurs qui adorent les dames, Éditions Le Fennec, Casablanca.

(2001), Le Harem et l'Occident, Albin Michel.

(2004), Les Sindbads marocains, voyage dans le Maroc civique, Éditions Marsam, Rabat.

 

Latifa EL BOUHSINI


Notes

[1] À l’époque professeure à la Faculté de Droit à l’Université Mohamed V.

[2] C’est un mensuel arabophone publié par le groupe des féministes qui ont créé l’association « Union d’action féministe » en mars 1987.

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